vendredi 14 décembre 2018

Louis-Sébastien Mercier et l'héritier du trône (1)

L'un des gros problèmes de la société actuelle est la fracture existant entre l'État et la population, le Roi et le peuple. Le petit nombre qui est en dehors de la réalité du plus grand nombre, deux entités réelles mais séparées par ce gouffre infranchissable qui fait que même employant la même langue et les mêmes mots, la compréhension ne pourra jamais se faire entre les deux parties. Leur langue est un chiffre (au double sens de ce terme), les uns alignant les zéros derrières, lors que les autres alignent les décimales à la virgule près. Ces gens-là qui ne sont pas du même monde, ne pourront jamais s'entendre et la fracture demeurera.

En 1771, l'écrivain Louis-Sébastien Mercier proposait une solution pour réduire, voire supprimer cette fracture - fracture qui était donc déjà présente à son époque et qui, sans doute, l'a été de tous temps. Dans L'an 2440, rêve s'il en fut jamais - où le personnage principal s'endort un soir pour se réveiller le lendemain dans une autre époque, ayant traversé les siècles durant son sommeil -, Mercier consacre un chapitre complet à l'éducation des princes, avant qu'ils ne soient conduits sur le trône. 

J'y relève notamment cette phrase superbe et où tout est dit : "Beaucoup de rois sont devenus tyrans, non parce qu'ils avaient un mauvais coeur, mais parce que l'état des pauvres de leur pays n'avait jamais pu parvenir jusqu'à eux."

Dans l'idéal de Mercier, on ne dit pas au prince qu'il est prince, on le fait vivre dès son plus jeune âge dans une famille modeste ; il participe aux travaux, à la vie de tous les jours, parmi le peuple. Voici comment se passe son éducation.

Plus interrogeant que ne le fut jamais le bailli du Huron (2), je continuai à exercer la patience de mes voisins.

"J'ai bien vu le monarque assis sur son trône, mais j'ai oublié, Messieurs, de vous demander où était le fils du roi, de mon temps appelé dauphin."

Le plus poli prit la parole et me dit :

"Convaincus que nous sommes que c'est de l'éducation des grands que dépend le bonheur des peuples et que la vertu s'apprend comme le vice se communique, nous veillons avec le plus grand soin sur les jeunes années des princes. L'héritier du trône n'est point à la cour, où quelques flatteurs oseraient peut-être lui persuader qu'il est plus que les autres hommes et que ceux-ci sont moins que des insectes ; on lui cache soigneusement ses hautes destinées. Dès qu'il est né, on lui a imprimé sur l'épaule une empreinte royale qui servira à le faire reconnaître. On l'a remis entre les mains de gens dont la fidélité discrète n'a pas moins été éprouvée que la probité. Ils font serment devant l'Être Suprême (3) de ne jamais révéler au prince qu'il doit être roi : serment redoutable et qu'ils n'osent jamais enfreindre.

Aussitôt qu'il est sorti des mains des femmes, on le promène, on le fait voyager, on dispose son éducation physique qui doit toujours précéder l'éducation morale. Il est vêtu comme le fils d'un paysan. On l'accoutume aux mets les plus ordinaires ; on lui enseigne de bonne heure la sobriété ; il connaîtra mieux un jour que sa propre économie doit servir d'exemple et qu'une fausse prodigalité ruine un État et déshonore l'extravagant dissipateur. Il visite successivement toutes les provinces. On lui fait connaître tous les travaux de la campagne, les ouvrages des manufactures, les productions des divers terrains. Il voit tout de ses propres yeux, il entre dans la cabane des laboureurs, mange à leur table, s'associe à leurs travaux, apprend à les respecter. Il converse familièrement avec tous les hommes qu'il rencontre. On permet à son caractère de se déployer librement et il se croit aussi éloigné du trône qu'il en est près.

"Beaucoup de rois sont devenus tyrans, non parce qu'ils avaient un mauvais coeur, mais parce que l'état des pauvres de leur pays n'avait jamais pu parvenir jusqu'à eux. Si l'on abandonnait ce jeune prince aux idées flatteuses d'un pouvoir assuré, peut-être, même avec une âme droite, vu la pente infortunée du coeur humain, chercherait-il dans la suite à étendre les limites de son autorité. C'est en cela que plusieurs souverains faisaient malheureusement consister la grandeur royale et, par conséquent, leur intérêt était toujours opposé à celui de la nation.

"Dès que le jeune prince a atteint l'âge de vingt ans, plus tôt même, si son âme est formée de meilleure heure, on le conduit dans la salle du trône. Il est caché dans la foule comme un simple spectateur. Tous les ordres de l'État sont assemblés ce jour-là, et tous ont reçu le mot. Tout à coup le monarque se lève, appelle par trois fois le jeune homme. Les flots de la foule s'ouvrent. Étonné, il avance d'un pas timide vers le trône, il y monte en tremblant. Le roi l'embrasse et déclare aux yeux de tous les citoyens qu'il est son fils. "Le ciel, dit-il d'une voix touchante et majestueuse, le ciel vous a destiné à porter le fardeau de la royauté. On a travaillé vingt ans à vous en rendre digne : ne trompez pas l'espoir de ce grand peuple qui vous voit ! Mon fils ! j'attends de vous le même zèle que j'ai eu pour l'État." Quel moment ! quelle foule d'idées entrent dans son âme ! Le monarque alors lui montre la tombe où repose le monarque prédécesseur. cette tombe où est gravé en gros caractère L'ÉTERNITE. Il continue d'une voix non moins imposante : "Mon fils, on a tout fait pour ce moment. Vous êtes sur la cendre de votre aïeul, vous devez le faire renaître : faites le serment d'être juste comme lui. Je vais bientôt descendre pour occuper sa place. Songez que je vous accuserais du fond de cette tombe, si vous abusiez de votre pouvoir. Ah ! mon cher fils, l'Être Suprême et le royaume ont les yeux ouverts sur vous : aucune de vos pensées ne leur échappera. Si quelque mouvement d'ambition ou d'orgueil régnait en ce moment au fond de votre âme, il est encore temps de le subjuguer : abdiquez le diadème, descendez de ce trône, rentrez dans la foule. Vous serez plus grand, plus respecté, citoyen obscur, que monarque vain et sans courage. Que ce ne soit point la chimère de l'autorité qui flatte votre jeune coeur, mais l'idée douce et grande de pouvoir faire un bien réel aux hommes. Je vous promets pour récompense l'amour de ce peuple qui nous écoute, ma tendresse, l'estime du monde et l'assistance du monarque de l'univers. C'est lui qui est roi, mon fils, nous ne sommes que des simulacres qui passons sur la terre pour accomplir ses augustes desseins.

"Le jeune prince, ému, attendri, le front couvert d'une modeste pudeur, n'ose lever les yeux sur cette grande assemblée dont les regards l'environnent et le pressent. Il répand des larmes, il pleure en envisageant l'étendue de ses devoirs. Mais bientôt il agit en héros : on lui a enseigné que le grand homme doit se sacrifier pour ses semblables et que, si la nature n'a pas préparé aux hommes un bonheur sans mélange, c'est au pouvoir heureux dont la nation le rend dépositaire à faire plus que la nature n'avait su faire en leur faveur. Cette noble idée le pénètre, l'échauffe, l'enflamme ; il prête le serment entre les mains de son père ; il atteste la cendre sacrée de son aïeul ; il baise le sceptre qu'il doit respecter le premier ; il adore l'Être Suprême (4) : on le couronne. Les ordres de l'État le saluent et le peuple, dans les transports de sa joie, lui crie : "Ô roi qui sors du milieu de nous, qui nous a vu si longtemps et de si près, que les prestiges de ta grandeur ne te fassent point oublier qui tu es et qui nous sommes."

"Il ne peut monter sur le trône qu'à l'âge de vingt-deux ans, parce qu'il est contre le bon sens d'être soumis à un roi-enfant. De même, le souverain dépose le sceptre à l'âge de soixante-dix ans, parce que l'art de régner demande une activité, une souplesse d'organes et je ne sais quelle sensibilité qui s'éteint malheureusement dans l'âme avec les années. D'ailleurs on craint que l'habitude du pouvoir ne fasse naître en son âme cette ambition concentrée qu'on nomme avarice et qui est la dernière et la plus triste passion que l'homme ait à combattre. L'héritage demeure à la ligne directe et le monarque septuagénaire sert encore l'État par ses conseils ou par l'exemple de ses vertus passées. Le temps qui s'écoule entre cette reconnaissance publique et le jour de sa majorité est encore soumis à quelques nouvelles épreuves. On lui parle toujours par des images fortes et sensibles. Veut-on lui prouver que les rois ne sont pas faits d'une autre manière que le reste des hommes, qu'ils n'ont pas un cheveu de plus sur la tête, qu'ils leur sont égaux en faiblesse dès leur entrée dans ce monde, égaux en infirmités, égaux aux yeux de Dieu, que le choix du peuple est la seule base de leur grandeur ? On fait venir par manière de divertissement un jeune portefaix de sa taille et de son âge : on les fait lutter ensemble. Ce fils de roi a beau être vigoureux, il est ordinairement terrassé. Le portefaix le presse jusqu'à ce qu'il avoue sa défaite. Alors on relève le jeune prince, on lui dit : "Vous voyez qu'aucun homme par loi de nature n'est soumis à un autre homme, qu'aucun ne naît esclave, que les rois naissent hommes et non pas rois, qu'en un mot le genre humain n'a pas été créé pour faire les plaisirs de quelques familles. Le Tout-Puissant même, selon la loi naturelle, ne veut point gouverner avec violence, mais sur des volontés libres. Vouloir rendre les hommes esclaves, c'est donc commettre une témérité envers l'Être Suprême et exercer une tyrannie sur les hommes." Alors le portefaix qui l'a vaincu s'incline en sa présence et lui dit : "Je puis être plus fort que vous et il n'y a ni droit ni gloire en cela. La véritable force est l'équité, la vraie gloire est la grandeur d'âme. Je vous rends hommage comme à mon souverain, dépositaire de toutes les forces particulières. Lorsque quelqu'un voudra me tyranniser, c'est vous qui devez voler à mon secours ; je vous appellerai alors et vous me sauverez de l'homme injuste et puissant..."



"Le jeune prince commet-il quelque faute, quelque imprudence caractérisée ? Le lendemain il voit cette faute à jamais gravée dans les nouvelles publiques. Il s'étonne quelquefois, il s'indigne. On lui répond froidement : "Il est un tribunal intègre et vigilant qui écrit chaque jour toutes les actions des princes. La postérité saura et jugera tout ce que vous aurez dit et fait, il ne tient qu'à vous de la faire parler de manière honorable." Si le jeune prince rentre en lui-même et répare sa faute, alors les nouvelles du lendemain annoncent ce trait d'un heureux caractère et donnent à cette action noble tous les éloges qu'elle mérite.

"Mais ce qu'on lui recommande plus fortement, ce qu'on lui imprime sous des images plus multipliées, c'est cette horreur du faste, qui n'est bon à rien et qui a perdu tant d'États et déshonoré tant de souverains. Ces palais dorés, lui dit-on, sont comme ces décorations théâtrales où du carton paraît de l'or massif. L'enfant croit voir un palais réel. Ne soyez pas un enfant. La pompe et la représentation ont été des abus introduits par l'orgueil et la politique. On faisait parade de ce faste pour imposer plus de respect et de crainte. Par ce moyen les sujets contractaient un génie servile, et se sont accoutumés au joug. Mais un roi s'est-il jamais avili en se mettant au niveau de ses sujets ? Que sont des représentations vaines et journalières auprès de cet air ouvert et affable qui les attire vers sa personne ! Les besoins du monarque ne sont pas plus étendus que ceux du dernier de ses sujets. "Il n'a qu'un estomac, comme un bouvier, disait Jean-Jacques Rousseau ; s'il veut goûter la plus pure de toutes les jouissances, qu'il goûte le plaisir d'être aimé, et qu'il s'en rende digne."

"Enfin, il ne se passe pas un seul jour qu'on ne lui rappelle l'existence d'un Être Suprême, son oeil ouvert sur le monde, la crainte de ce Dieu, le respect pour sa Providence, la confiance en sa sagesse infinie. Le plus abominable des êtres est sans contredit un roi athée. J'aimerais mieux être dans un vaisseau battu par la tempête et avoir affaire à un pilote ivre : le hasard pourrait du moins me sauver.

"Ce n'est qu'à l'âge de vingt-deux ans qu'il lui est permis de se marier. Il fait monter sur le trône une citoyenne. Il ne va pas chercher une femme étrangère, qui souvent apporte à la patrie un caractère qui, trop éloigné des moeurs du pays, dénature le sang des Français et fait qu'ils sont gouvernés plutôt par des Espagnols et des Italiens que par les descendants de nos braves ancêtres. (5)

"Le roi ne fait pas l'outrage à une nation entière de penser que la beauté et la vertu ne naissent que sur un sol étranger. Celle qui, dans le cours de ses voyages, a frappé le prince, qui l'a aimé sans sceptre et sans couronne, monte sur le trône avec son amant et devient chère et respectable à la nation, tant par sa tendresse que pour avoir su plaire à un héros. Outre l'avantage d'inspirer à toutes les jeunes filles l'amour de la sagesse et des vertus en leur offrant pour perspective une récompense digne de leurs efforts, nous évitons toutes ces guerres de famille qui, absolument étrangères au bien de l'État, ont tant de fois désolé l'Europe.

"Le jour de son mariage, au lieu de prodiguer follement l'or en festins superbement ennuyeux, en fêtes insensées et brillantes, en feux d'artifice et autres dépenses aussi extravagantes qu'épouvantables, le prince fait dresser un monument public, comme un pont, un aqueduc, un chemin, un canal, une salle de spectacle. Le monument porte le nom du prince. On se souvient du bienfait tandis qu'on oubliait ces profusions déraisonnables qui ne laissaient que des traces de malheurs et d'accidents affreux. Le peuple, satisfait de la générosité du prince, est dispensé de répéter tout bas cette fable antique dans laquelle une pauvre grenouille se lamente au fond de son marais en voyant les noces du soleil."

L'an 2440, rêve s'il en fut jamais est généralement considéré comme le premier roman d'anticipation. Comme on a pu l'entrevoir dans cet extrait, Mercier critique fortement la vie et les moeurs de son siècle, et réinvente une société quelques 670 ans plus tard. Le rêve du sous-titre prend ainsi un double sens : rêve d'un homme s'étant endormi, puisque le voyage dans le temps s'effectue par le biais du sommeil ; et rêve d'un monde meilleur, d'un "Idéal" tel que l'ont "rêvé" quelques grands philosophes.

Pour conclure cette note, voici la page qui ouvre superbement le roman de Louis-Sébastien Mercier : Epître dédicatoire à l'année 2440.

Auguste et respectable année, qui doit apporter la félicité sur la terre ; toi, hélas ! que je n'ai vue qu'en songe, quand tu viendras à jaillir du sein de l'éternité, ceux qui verront ton soleil fouleront aux pieds mes cendres et celles de trente générations successivement éteintes et disparues dans le profond abîme de la mort. Les rois qui sont aujourd'hui assis sur des trônes ne seront plus ; leur postérité ne sera plus : et toi, tu jugeras et ces monarques décédés et les écrivains qui vivaient soumis à leur puissance. Les noms des amis, des défenseurs de l'humanité brilleront, honorés : leur gloire sera pure et radieuse. Mais cette vile populace de rois qui auront, en tous sens, tourmenté l'espèce humaine, plus enfoncés encore dans l'oubli que dans la région des morts, ne s'échapperont de l'opprobre qu'à la faveur du néant.

La pensée survit à l'homme, et voilà son plus glorieux apanage ! La pensée s'élève de son tombeau, prend un corps durable, immortel ; et tandis que les tonnerres du despotisme tombent et s'éteignent, la plume d'un écrivain franchit l'intervalle des temps, absout ou punit les maîtres de l'univers.

J'ai usé de l'empire que j'ai reçu en naissant ; j'ai cité devant ma raison solitaire les lois, les abus, les coutumes du pays où je vivais inconnu et obscur. J'ai connu cette haine vertueuse que l'être sensible doit à l'oppresseur ; j'ai détesté la tyrannie, je l'ai flétrie, je l'ai combattue avec les forces qui étaient en mon pouvoir. Mais, auguste et respectable année, j'ai eu beau, en te contemplant, élever, enflammer mes idées, elles ne seront peut-être à tes yeux que des idées de servitude. Pardonne ! le génie de mon siècle me presse et m'environne, la stupeur règne : le calme de ma patrie ressemble à celui des tombeaux. Autour de moi, que de cadavres colorés qui parlent, marchent, et chez qui le principe actif de la vie n'a jamais poussé le moindre rejeton ! Déjà même la voix de la philosophie, lasse et découragée, a perdu de sa force ; elle crie au milieu des hommes comme au sein d'un immense désert.

Oh, si je pouvais partager le temps de mon existence en deux portions, comme je descendrais à l'instant même au cercueil ! comme je perdrais avec joie l'aspect de mes tristes, de mes malheureux contemporains, pour aller me réveiller au milieu de ces jours purs que tu dois faire éclore, sous ce ciel fortuné, où l'homme aura repris son courage, sa liberté, son indépendance et ses vertus. Que ne puis-je te voir autrement qu'en songe, année si désirée et que mes voeux appellent ! Hâte-toi ! viens éclairer le bonheur du monde ! Mais que dis-je ? délivré des prestiges d'un sommeil favorable, je crains, hélas ! je crains plutôt que ton soleil ne vienne un jour à luire tristement sur un informe amas de cendres et de ruines !

(1) Reprise et réécriture d'un article que j'avais déjà publié par ailleurs.

(2) Référence à L'Ingénu de Voltaire.

(3) Comme déjà indiqué, le roman est publié en 1771. Robespierre ne fait que reprendre les termes "Être Suprême" dans les années 1790, inspiré en cela par l'oeuvre de Rousseau, et dont Mercier s'inspire lui-même.

(4) On voit ici que l'on est très proche du "culte de l'Être Suprême" que Robespierre prônera bien plus tard.

(5) C'est peut-être là le seul point sujet à caution dans cet idéal d'éducation des princes : l'apport d'un nationalisme dont on sait aujourd'hui les dérives, les excès et les malheurs qu'il peut entraîner. Toutefois, Mercier, écrivant cela, n'a certainement pas conscience de ces dangers ; il ne fait sans doute que reprendre certaines idées de son temps.

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