dimanche 21 octobre 2018

Jean d'Artaut, un aventurier du XVIIIe siècle ?

Il y a quelque temps, je suis tombé sur un curieux ouvrage. L'auteur de ce livre publié en 1943 précisait dès sa préface :

Ce livre n'est pas un roman ; je tiens à en avertir le lecteur ; il est la reproduction aussi fidèle que possible du journal d'un tout jeune homme du nom de Jean d'Artaut, fils d'un notaire de Nantes, qui vivait dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et que les hasards de la mer avaient jeté sur un îlot du Pacifique.

L'auteur poursuit avec les circonstances dans lesquelles il fut mis en possession de ce manuscrit, et en extrapolant une date probable à sa rédaction :

Le manuscrit me fut confié en 1901 par un capitaine marchand de l'île d'Yeu. Bien qu'il ne portât que deux dates, dont l'une est manifestement fausse et dont l'autre est douteuse, plusieurs indications précises m'ont permis de suppléer à cette lacune. En effet, le bâtiment à bord duquel notre Jean d'Artaut s'était embarqué, devait refaire la route que le capitaine Cook avait suivie lors de son premier voyage de découverte dans le Pacifique (1768-1771). Or, comme l'auteur du manuscrit nous apprend qu'il ne connut la deuxième expédition de Cook (1772-1775) qu'à l'état de projet, on peut conclure qu'il quitta l'Angleterre vers la fin de l'année 1771 ou au début de l'année suivante, au plus tard. C'est donc environ à cette date que commence très vraisemblablement l'histoire de Jean d'Artaut.



Le manuscrit de Jean d'Artaut commence par des banalités : sa vie à Nantes, ses études, le conflit avec son père lorsque celui-ci voulut le faire entrer dans les ordres ecclésiastiques. Notre héros se rebelle et rapidement, décide de s'embarquer sur un navire. 

Il navigue tout d'abord à bord du Star, dont le capitaine est M. William. Puis à Plymouth, il fait la connaissance du capitaine Steven, ayant le projet secret de refaire le trajet du premier voyage du capitaine Cook afin de s'approprier certaines richesses :

Un timonier qui avait accompagné M. Cook dans son voyage devait être des nôtres. Il se flattait de nous mener d'abord à Otaïhiti et, de là, dans une île qu'il avait reconnue avec M. Joseph Banks, naturaliste attaché à l'expédition de M. Cook, et où nous étions assurés de trouver des perles et du corail en abondance. Cet homme se nommait Clark

Puis :

Le moment venu, le capitaine Steven détournerait le brick de sa véritable destination, qui était le Brésil, pour risquer l'aventure.

Jean d'Artaut embarque alors sur "un brick de 340 tonneaux, tout neuf, robuste et bon voilier", L'Indolent.

Dès la page 13, le bâtiment fait naufrage, et Jean d'Artaut se retrouve par la suite seul sur une île. Les pages suivantes sont consacrées à sa survie, ses explorations, ses découvertes du passage d'autres hommes à proximité. Par ailleurs, Jean d'Artaut, à partir des données du voyage avant naufrage, estime se trouver approximativement à "144 degrés de longitude Ouest et 17 ou 18 degrés de latitude Sud", c'est-à-dire à proximité de Tahiti (Otaïhiti dans le texte).

À la page 54, sa rencontre avec Monsieur Thibault, un autre naufragé, est décrite.

Il faut savoir que l'ouvrage comporte 156 pages. Monsieur Thibault a une fille, née de sa relation avec une autochtone d'une île voisine. Et durant une centaine de pages, l'action tourne autour de l'idylle entre Jean d'Artaut et Sylvie, la fille de Monsieur Thibault. 

En résumé, un tiers environ de l'ouvrage est un récit d'aventure, d'exploration, d'action, tandis que les deux tiers suivants sont un "roman à l'eau de rose". Et tandis que de nombreux passages, indiqués par le transcripteur avec des "manques", ou bien "illisibles", tendent à aller dans le sens de l'authenticité du récit, toute cette partie tournant autour de l'amour quasi impossible et tout au moins perturbé entre notre aventurier et cette fille de l'île pose question, fait douter de la réalité du manuscrit.

En effet, quelle probabilité avait le naufragé de se retrouver sur une île où il trouverait, dans les environs immédiats, un autre naufragé ayant une fille, et de surcroît une fille très jolie dont il tomberait amoureux ? Quel intérêt de consacrer tant de pages à cette idylle, dès lors que l'on se trouve sur une île perdue du Pacifique et que l'urgence est bien plutôt la survie et le moyen de revenir à la civilisation, de "revenir au monde" si je puis dire ? Car dans le récit de Jean d'Artaut, l'idylle prend bien le dessus sur cette urgence, celle-ci étant reléguée au second plan lorsqu'elle ne se trouve pas carrément absente.

Par ailleurs, les nombreux manques et illisibilité du manuscrit, que je citai plus haut, ainsi que "L'enquête" de l'auteur (9 pages en fin de volume) iraient pourtant dans le sens de l'authenticité du texte... Mais tout cela ne serait-il pas que mise en scène ?

Dans cette supposée enquête, on trouve le témoignage du capitaine M. (1), par lettre du 23 mars 1904 :

J'ai trouvé le journal de Jean d'Artaut dans un coffre ayant appartenu à mon père. Mon père, marin comme moi, m'a raconté maintes fois ses aventures, mais il ne m'a jamais parlé de ce document que j'ai découvert par hasard en rangeant le grenier après la mort de ma femme survenue en 1874. Le document était enfermé, vous le savez, dans un sac fait d'un morceau de toile à voile. 

Puis :
Je vous confirme également que le sac contenait bien, lorsque je l'ai découvert, trois pièces en or et quelques menues monnaies espagnoles, dont j'ignore le millésime. Ces pièces ont disparu.

En outre, la fille du capitaine M. se souvient de l'inscription sur le sac, "plus très lisible" :

D'après elle, il faut lire : "Alvarez Santa. Nantes. La France."

L'auteur, poursuivant son enquête, affirme avoir retrouvé aux archives de Nantes l'acte de mariage du chevalier Louis-Jean-Marie d'Artaut - père présumé de Jean d'Artaut d'après les dates - avec Cécile des Barres (1754). il précise également à la suite :

J'ai également trouvé trace, à Nantes, d'un certain Alvarez Santo (ou Santa), armateur espagnol, dans la minute d'un procès au sujet de "la prétendue perte de six caisses de corail pleines, en provenance des îles". Le procès était fait au "sieur Salmon, commandant le brick Étoile-de-la-Mer, lequel avait vendu les dites caisses à son profit, etc."

Alvarez Santa est alors le supposé sauveteur des naufragés...

Le transcripteur du manuscrit dit avoir fait paraître des annonces dans "la presse parisienne et dans les feuilles de province les plus répandues" afin, dit-il, de "retrouver des descendants des familles d'Artaut et Thibault". Selon lui, c'est à la suite de ces annonces que la fille du capitaine M. l'a contacté.

En toute fin de son enquête, le transcripteur apprend l'existence d'une "demoiselle Quéré, proche parente d'un d'Artaut", et va la rencontrer quai Amiral-Jacquinot à Nevers, où elle habite. C'est là qu'il observe un portrait : Jean d'Artaut ? Un autre portrait ayant disparu, celui d'une jeune femme.

Que penser de tout cela ? Malheureusement je n'ai pu trouver aucun renseignement ni sur Jean d'Artaut, auteur du présumé manuscrit, ni sur le transcripteur, un certain A. Moreux (est-il un parent de l'abbé Théophile Moreux, bien connu pour ses ouvrages de vulgarisation scientifique ?).

Alors, le manuscrit de Jean d'Artaut est-il authentique ou bien cet ouvrage n'est-il qu'un roman ? Jean d'Artaut, un aventurier du XVIIIe siècle ??

(1) Le nom complet n'est pas cité.