mardi 21 août 2018

Le sang de Toulouse

C'est de Maurice Magre et de sa revue très éphémère - La Rose Rouge - que provient le nom de la librairie. Commençons donc ce blog par la lecture des premières pages du Sang de Toulouse, sans doute son ouvrage le plus connu.

Gloire à la terre ensoleillée qui va de la mer où voguent les galères mauresques jusqu'au pays où croissent les pins et jusqu'à l'océan sans fin ! Gloire à Toulouse, la ville aux vingt-neuf portes, que fonda Tolus, petit-fils de Japhet, la ville bâtie en pierres rouges, en pierres inébranlables comme le cœur des hérétiques !

Gloire à la Garonne qui jaillit des monts pyrénéens, garde un peu de la lumière d'Aran dans ses flots ensorcelés, donne au cep de la vigne son apparence de nain ivre, au peuplier, son pouvoir de méditation !

Gloire aux hommes d'Oc qui, dans les premières années du XIIIe siècle de Jésus-Christ, connurent la vérité sur les trois aspects de Dieu, la course des âmes sous les portes des morts successives et périrent pour l'avoir connue.

Je veux vous transmettre oralement les scènes inouïes dont j'ai été le témoin, les actions joyeuses ou criminelles que j'ai accomplies, les prouesses louables dont je me fais gloire, la désolation et la beauté que j'ai contemplées sans mourir.




En ce temps-là les femmes étaient plus belles qu'aujourd'hui, avec un élan des reins que donne la liberté heureuse, la Garonne coulait plus large dans son lit de sable et de galets roses, le soleil découpait plus nettement les ocres tours sarrazines sur les hauteurs. Toulouse était pleine de poètes et de lettrés. Il y avait une école de médecins juifs et un collège de philosophes arabes. La grande route commerciale du midi la faisait communiquer par Saint-Gilles et Fréjus, au moyen de galères ailées, avec l'orient multiforme. Des caravanes apportaient des parfums et des épices de Damas, des tapis de Samarkande et des instruments de musique dont personne ne savait jouer et qui venaient de la Chine mystérieuse.

A présent il n'y a plus de soies merveilleuses, il n'y a plus de chanteurs occitans, il n'y a plus de philosophes arabes ! Et par une juste loi, la nature devient moins magnifique dans la profusion de ses arbres et la couleur de ses soleils, à mesure que les hommes deviennent plus mauvais.

Les choses que je vais dire vous feront pleurer car rien ne suscite les larmes comme la beauté qui est irrémédiablement perdue, comme l'intelligence qui s'éteint. Mais les larmes sont plus utiles aux hommes que la joie et le sel qu'elles renferment est un aliment de virilité.

Si vous vous étonnez que j'aie pu traverser de si grandes calamités et que j'aie survécu, sachez que j'étais choisi pour transmettre cette histoire. Ma mission est de reconnaître à l'émerveillement de leurs yeux les hommes qui doivent m'entendre, ceux qui garderont le souvenir et transmettront à leur tour. Les récits écrits sur les parchemins sont détruits par ceux qui veulent maintenir l'ignorance, mais les paroles tombent dans les âmes comme des colombes qui viennent de loin et ne se posent que pour repartir. Et c'est une forme de la justice. Le mal et la haine ne peuvent se regarder face à face et la parole les dissout par la lumière qu'elle dégage comme le fer aigu d'un nécromancien réduit à néant le nuage des esprits du mal.

Moi aussi je vais évoquer les morts. Ils ne dorment pas en paix selon la prière de l'Église. Il n'y a pas de psaumes chantés, il n'y a pas de cérémonie qui empêchent les créatures mortes de hanter les lieux où elles ont fait le mal.

Montfort est là, le mauvais, plus hermétiquement enfermé dans sa haine que dans sa cuirasse. Foulque est là, l'hypocrite, et il faut qu'il porte éternellement à ses yeux ses ongles où il cachait du poivre afin de pleurer de fausses larmes. Raymond est là, l'incertain, et il continue à jeter une pièce de monnaie dans l'air pour mettre fin par pile ou par face à son absence de décision. Voici l'exécrable Tancrède avec ses oreilles d'âne et ses yeux de hibou qui avait le goût de faire souffrir et s'enorgueillissait d'avoir inventé un instrument de torture. Voici Dominique, le chauve, et Innocent avec sa tiare en plumes de paon. Je montre les visages qui furent cachés sous les capuchons et les lèpres qui éclataient derrière les pourpoints de velours. La plupart parmi les forts de jadis ne sont que des ombres grelottantes et accourent docilement quand je fais un signe. Voilà aussi les victimes innombrables, celles qui ont souffert patiemment, celles qui sont devenues jaunes de rage, celles qui ont combattu pour leur droit. Le désir de voir le châtiment les enchaîne autant que la faute. Mon souvenir les appelle tous avec l'épée de leurs guerres, le sexe de leurs désirs, le livre de leurs études mortes. Et s'il y a des parfaits qui se sont libérés par le pardon et qui ont échappé au cercle terrestre, qu'ils donnent à ma pensée la mesure, à ma voix le métal, à ma poitrine le souffle, pour que, dans le moule magique des syllabes, je coule l'or de la vérité.

À suivre dans les pages de ce blog, outre des réminiscences toujours intéressantes telles que celle ci-dessus, des œuvres et des écrits aux facettes encore inexplorées...