mardi 28 avril 2020

Du bon ou du mauvais état des livres à travers le temps

Comme pour le reste, l'état d'un livre est bien souvent - et malheureusement - proportionnel à son âge. Beaucoup, mal entretenus, finiront en morceaux, éparpillés au vent dans un automne littéraire ou plus simplement jetés dans un container. D'autres, entre les mains du parfait bibliophile, survivront à travers les siècles et garderont une jeunesse presque éternelle, tant les bons soins de leurs propriétaires successifs les auront épargnés et surtout préservés.

L'état de dégradation quasiment inévitable en l'absence d'attention peut être qualifié d'entropique par référence à l'entropie, deuxième principe de la thermodynamique en sciences physiques, prédisant invariablement le cheminement d'un état ordonné vers un état désordonné. Le bibliophile quant à lui, par les soins apportés, réalisera une contre-entropie s'opposant à l'entropie naturelle qui aurait mené inévitablement et tôt ou tard le livre vers sa disparition.



J'ai sous les yeux au moment où j'écris ces lignes, le volume XXV de la Revue des Deux Mondes (1). Il n'est pas si vieux au regard de l'invention de l'imprimerie, 1878 est encore jeune pour un livre, mais il a déjà subi les affres du temps et l'entropie ne l'aura pas épargné. Les plats sont usés, la reliure demi-cuir également, les chasses encore plus et alors ne parlons pas des coins !!!... un mors est clairement coupé sur plusieurs centimètres. En l'ouvrant, trois feuillets en sont détachés, dont la page de titre, ces feuillets sont annotés et plusieurs pages sont manquantes car arrachées, l'ouvrage ne commençant qu'à la page 9. C'est déjà beaucoup pour un seul livre, toutefois il faut avouer que malgré ces éléments de dégradation nettement visibles, l'ensemble est encore relativement bien relié, les cahiers ne sont pas débrochés même si quelques pages éparses auraient tendance à se détacher, et dans les faits il n'est pas en si mauvais état que cela... J'ai déjà vu bien pire !!!



Cet exemplaire a appartenu à la Société Littéraire et Artistique de Béziers comme en témoigne un tampon en page de titre, ce qui d'ailleurs doit faire partie des raisons de l'usure de ce volume, l'ouvrage ayant été manipulé par de multiples individus. Petite curiosité, un message imprimé a été collé sur le premier contreplat, sans doute par la Société Littéraire et Artistique de Béziers elle-même :

Recommandé au lecteur,

On lit toujours avec peu de plaisir un volume sali, décousu, à feuillets froissés ou déchirés. Mais comme les livres dont on a soin demeurent après de nombreuses lectures, entiers, nets et comme neufs, il dépend des lecteurs de les maintenir en bon état de conservation. Les précautions suivantes leur sont à cet effet recommandées :

Tenir les livres, lorsqu'on les lira, revêtus d'une couverture en papier, par exemple d'un morceau de journal.
À défaut de table, tenir le livre ouvert dans la main, en évitant de laisser traîner sur les pages un doigt qui ne manquerait pas d'y marquer sa trace, en évitant aussi de le replier sur lui-même, les plats renversés l'un sur l'autre, ce qui le briserait ou ferait sortir les feuillets.
Ne point marquer d'un pli ou comme on dit d'une corne la page à laquelle on s'arrête : une marque est inutile au lecteur attentif. Celui qui croira devoir en faire usage placera dans le volume une petite bande de carte ou de papier que l'on pourra au besoin demander au bibliothécaire. 
Ne jamais tourner les feuillets en les froissant avec un doigt mouillé. Prendre garde qu'il ne soit fait ni écritures ni taches, soit sur la couverture, soit à l'intérieur du livre.
Renfermer le volume dans un meuble après chaque lecture.

Ces soins sont prescrits dans l'intérêt de la bibliothèque et de tous les lecteurs. On ne doute pas que chacun d'eux n'ait à coeur de les observer. 



Vu l'état actuel du livre, cette confiance aveugle dans le lecteur aura été trahie ! Quel dommage !! Mais ces recommandations faites il y a plus de 140 ans étant toujours et complètement d'actualité aujourd'hui, prenez en bonne note, lecteurs !... ainsi vos livres demeureront pour très longtemps dans un bel état de conservation, voire même à l'état neuf si vous y faites attention jusqu'à l'excès (ce qui n'est jamais trop pour un livre !). 

(1) À noter dans ce volume, une étude très intéressante de L. Louis-Lande intitulée Les cagots et leurs congénères. Les cagots étaient, je le rappelle, une classe de la population que l'on accusait de tous les maux. Ils ont ainsi été relégués à l'écart durant des siècles, ne s'asseyant pas aux mêmes bancs que le reste de la population dans l'église - et n'y entrant pas par la même porte -, vivant dans des lieux leur étant exclusivement réservés avec interdiction de se mêler aux autres, n'étant autorisés à pratiquer que des métiers précis, etc. À tel point que parfois, dans certaines villes ou villages, les baptêmes des nouveaux-nés chez les cagots étaient inscrits à la fin du registre et à l'envers, pour ne pas les mêler au registre des baptêmes du reste de la population.