vendredi 14 décembre 2018

Louis-Sébastien Mercier et l'héritier du trône (1)

L'un des gros problèmes de la société actuelle est la fracture existant entre l'État et la population, le Roi et le peuple. Le petit nombre qui est en dehors de la réalité du plus grand nombre, deux entités réelles mais séparées par ce gouffre infranchissable qui fait que même employant la même langue et les mêmes mots, la compréhension ne pourra jamais se faire entre les deux parties. Leur langue est un chiffre (au double sens de ce terme), les uns alignant les zéros derrières, lors que les autres alignent les décimales à la virgule près. Ces gens-là qui ne sont pas du même monde, ne pourront jamais s'entendre et la fracture demeurera.

En 1771, l'écrivain Louis-Sébastien Mercier proposait une solution pour réduire, voire supprimer cette fracture - fracture qui était donc déjà présente à son époque et qui, sans doute, l'a été de tous temps. Dans L'an 2440, rêve s'il en fut jamais - où le personnage principal s'endort un soir pour se réveiller le lendemain dans une autre époque, ayant traversé les siècles durant son sommeil -, Mercier consacre un chapitre complet à l'éducation des princes, avant qu'ils ne soient conduits sur le trône. 

J'y relève notamment cette phrase superbe et où tout est dit : "Beaucoup de rois sont devenus tyrans, non parce qu'ils avaient un mauvais coeur, mais parce que l'état des pauvres de leur pays n'avait jamais pu parvenir jusqu'à eux."

Dans l'idéal de Mercier, on ne dit pas au prince qu'il est prince, on le fait vivre dès son plus jeune âge dans une famille modeste ; il participe aux travaux, à la vie de tous les jours, parmi le peuple. Voici comment se passe son éducation.

Plus interrogeant que ne le fut jamais le bailli du Huron (2), je continuai à exercer la patience de mes voisins.

"J'ai bien vu le monarque assis sur son trône, mais j'ai oublié, Messieurs, de vous demander où était le fils du roi, de mon temps appelé dauphin."

Le plus poli prit la parole et me dit :

"Convaincus que nous sommes que c'est de l'éducation des grands que dépend le bonheur des peuples et que la vertu s'apprend comme le vice se communique, nous veillons avec le plus grand soin sur les jeunes années des princes. L'héritier du trône n'est point à la cour, où quelques flatteurs oseraient peut-être lui persuader qu'il est plus que les autres hommes et que ceux-ci sont moins que des insectes ; on lui cache soigneusement ses hautes destinées. Dès qu'il est né, on lui a imprimé sur l'épaule une empreinte royale qui servira à le faire reconnaître. On l'a remis entre les mains de gens dont la fidélité discrète n'a pas moins été éprouvée que la probité. Ils font serment devant l'Être Suprême (3) de ne jamais révéler au prince qu'il doit être roi : serment redoutable et qu'ils n'osent jamais enfreindre.

Aussitôt qu'il est sorti des mains des femmes, on le promène, on le fait voyager, on dispose son éducation physique qui doit toujours précéder l'éducation morale. Il est vêtu comme le fils d'un paysan. On l'accoutume aux mets les plus ordinaires ; on lui enseigne de bonne heure la sobriété ; il connaîtra mieux un jour que sa propre économie doit servir d'exemple et qu'une fausse prodigalité ruine un État et déshonore l'extravagant dissipateur. Il visite successivement toutes les provinces. On lui fait connaître tous les travaux de la campagne, les ouvrages des manufactures, les productions des divers terrains. Il voit tout de ses propres yeux, il entre dans la cabane des laboureurs, mange à leur table, s'associe à leurs travaux, apprend à les respecter. Il converse familièrement avec tous les hommes qu'il rencontre. On permet à son caractère de se déployer librement et il se croit aussi éloigné du trône qu'il en est près.

"Beaucoup de rois sont devenus tyrans, non parce qu'ils avaient un mauvais coeur, mais parce que l'état des pauvres de leur pays n'avait jamais pu parvenir jusqu'à eux. Si l'on abandonnait ce jeune prince aux idées flatteuses d'un pouvoir assuré, peut-être, même avec une âme droite, vu la pente infortunée du coeur humain, chercherait-il dans la suite à étendre les limites de son autorité. C'est en cela que plusieurs souverains faisaient malheureusement consister la grandeur royale et, par conséquent, leur intérêt était toujours opposé à celui de la nation.

"Dès que le jeune prince a atteint l'âge de vingt ans, plus tôt même, si son âme est formée de meilleure heure, on le conduit dans la salle du trône. Il est caché dans la foule comme un simple spectateur. Tous les ordres de l'État sont assemblés ce jour-là, et tous ont reçu le mot. Tout à coup le monarque se lève, appelle par trois fois le jeune homme. Les flots de la foule s'ouvrent. Étonné, il avance d'un pas timide vers le trône, il y monte en tremblant. Le roi l'embrasse et déclare aux yeux de tous les citoyens qu'il est son fils. "Le ciel, dit-il d'une voix touchante et majestueuse, le ciel vous a destiné à porter le fardeau de la royauté. On a travaillé vingt ans à vous en rendre digne : ne trompez pas l'espoir de ce grand peuple qui vous voit ! Mon fils ! j'attends de vous le même zèle que j'ai eu pour l'État." Quel moment ! quelle foule d'idées entrent dans son âme ! Le monarque alors lui montre la tombe où repose le monarque prédécesseur. cette tombe où est gravé en gros caractère L'ÉTERNITE. Il continue d'une voix non moins imposante : "Mon fils, on a tout fait pour ce moment. Vous êtes sur la cendre de votre aïeul, vous devez le faire renaître : faites le serment d'être juste comme lui. Je vais bientôt descendre pour occuper sa place. Songez que je vous accuserais du fond de cette tombe, si vous abusiez de votre pouvoir. Ah ! mon cher fils, l'Être Suprême et le royaume ont les yeux ouverts sur vous : aucune de vos pensées ne leur échappera. Si quelque mouvement d'ambition ou d'orgueil régnait en ce moment au fond de votre âme, il est encore temps de le subjuguer : abdiquez le diadème, descendez de ce trône, rentrez dans la foule. Vous serez plus grand, plus respecté, citoyen obscur, que monarque vain et sans courage. Que ce ne soit point la chimère de l'autorité qui flatte votre jeune coeur, mais l'idée douce et grande de pouvoir faire un bien réel aux hommes. Je vous promets pour récompense l'amour de ce peuple qui nous écoute, ma tendresse, l'estime du monde et l'assistance du monarque de l'univers. C'est lui qui est roi, mon fils, nous ne sommes que des simulacres qui passons sur la terre pour accomplir ses augustes desseins.

"Le jeune prince, ému, attendri, le front couvert d'une modeste pudeur, n'ose lever les yeux sur cette grande assemblée dont les regards l'environnent et le pressent. Il répand des larmes, il pleure en envisageant l'étendue de ses devoirs. Mais bientôt il agit en héros : on lui a enseigné que le grand homme doit se sacrifier pour ses semblables et que, si la nature n'a pas préparé aux hommes un bonheur sans mélange, c'est au pouvoir heureux dont la nation le rend dépositaire à faire plus que la nature n'avait su faire en leur faveur. Cette noble idée le pénètre, l'échauffe, l'enflamme ; il prête le serment entre les mains de son père ; il atteste la cendre sacrée de son aïeul ; il baise le sceptre qu'il doit respecter le premier ; il adore l'Être Suprême (4) : on le couronne. Les ordres de l'État le saluent et le peuple, dans les transports de sa joie, lui crie : "Ô roi qui sors du milieu de nous, qui nous a vu si longtemps et de si près, que les prestiges de ta grandeur ne te fassent point oublier qui tu es et qui nous sommes."

"Il ne peut monter sur le trône qu'à l'âge de vingt-deux ans, parce qu'il est contre le bon sens d'être soumis à un roi-enfant. De même, le souverain dépose le sceptre à l'âge de soixante-dix ans, parce que l'art de régner demande une activité, une souplesse d'organes et je ne sais quelle sensibilité qui s'éteint malheureusement dans l'âme avec les années. D'ailleurs on craint que l'habitude du pouvoir ne fasse naître en son âme cette ambition concentrée qu'on nomme avarice et qui est la dernière et la plus triste passion que l'homme ait à combattre. L'héritage demeure à la ligne directe et le monarque septuagénaire sert encore l'État par ses conseils ou par l'exemple de ses vertus passées. Le temps qui s'écoule entre cette reconnaissance publique et le jour de sa majorité est encore soumis à quelques nouvelles épreuves. On lui parle toujours par des images fortes et sensibles. Veut-on lui prouver que les rois ne sont pas faits d'une autre manière que le reste des hommes, qu'ils n'ont pas un cheveu de plus sur la tête, qu'ils leur sont égaux en faiblesse dès leur entrée dans ce monde, égaux en infirmités, égaux aux yeux de Dieu, que le choix du peuple est la seule base de leur grandeur ? On fait venir par manière de divertissement un jeune portefaix de sa taille et de son âge : on les fait lutter ensemble. Ce fils de roi a beau être vigoureux, il est ordinairement terrassé. Le portefaix le presse jusqu'à ce qu'il avoue sa défaite. Alors on relève le jeune prince, on lui dit : "Vous voyez qu'aucun homme par loi de nature n'est soumis à un autre homme, qu'aucun ne naît esclave, que les rois naissent hommes et non pas rois, qu'en un mot le genre humain n'a pas été créé pour faire les plaisirs de quelques familles. Le Tout-Puissant même, selon la loi naturelle, ne veut point gouverner avec violence, mais sur des volontés libres. Vouloir rendre les hommes esclaves, c'est donc commettre une témérité envers l'Être Suprême et exercer une tyrannie sur les hommes." Alors le portefaix qui l'a vaincu s'incline en sa présence et lui dit : "Je puis être plus fort que vous et il n'y a ni droit ni gloire en cela. La véritable force est l'équité, la vraie gloire est la grandeur d'âme. Je vous rends hommage comme à mon souverain, dépositaire de toutes les forces particulières. Lorsque quelqu'un voudra me tyranniser, c'est vous qui devez voler à mon secours ; je vous appellerai alors et vous me sauverez de l'homme injuste et puissant..."



"Le jeune prince commet-il quelque faute, quelque imprudence caractérisée ? Le lendemain il voit cette faute à jamais gravée dans les nouvelles publiques. Il s'étonne quelquefois, il s'indigne. On lui répond froidement : "Il est un tribunal intègre et vigilant qui écrit chaque jour toutes les actions des princes. La postérité saura et jugera tout ce que vous aurez dit et fait, il ne tient qu'à vous de la faire parler de manière honorable." Si le jeune prince rentre en lui-même et répare sa faute, alors les nouvelles du lendemain annoncent ce trait d'un heureux caractère et donnent à cette action noble tous les éloges qu'elle mérite.

"Mais ce qu'on lui recommande plus fortement, ce qu'on lui imprime sous des images plus multipliées, c'est cette horreur du faste, qui n'est bon à rien et qui a perdu tant d'États et déshonoré tant de souverains. Ces palais dorés, lui dit-on, sont comme ces décorations théâtrales où du carton paraît de l'or massif. L'enfant croit voir un palais réel. Ne soyez pas un enfant. La pompe et la représentation ont été des abus introduits par l'orgueil et la politique. On faisait parade de ce faste pour imposer plus de respect et de crainte. Par ce moyen les sujets contractaient un génie servile, et se sont accoutumés au joug. Mais un roi s'est-il jamais avili en se mettant au niveau de ses sujets ? Que sont des représentations vaines et journalières auprès de cet air ouvert et affable qui les attire vers sa personne ! Les besoins du monarque ne sont pas plus étendus que ceux du dernier de ses sujets. "Il n'a qu'un estomac, comme un bouvier, disait Jean-Jacques Rousseau ; s'il veut goûter la plus pure de toutes les jouissances, qu'il goûte le plaisir d'être aimé, et qu'il s'en rende digne."

"Enfin, il ne se passe pas un seul jour qu'on ne lui rappelle l'existence d'un Être Suprême, son oeil ouvert sur le monde, la crainte de ce Dieu, le respect pour sa Providence, la confiance en sa sagesse infinie. Le plus abominable des êtres est sans contredit un roi athée. J'aimerais mieux être dans un vaisseau battu par la tempête et avoir affaire à un pilote ivre : le hasard pourrait du moins me sauver.

"Ce n'est qu'à l'âge de vingt-deux ans qu'il lui est permis de se marier. Il fait monter sur le trône une citoyenne. Il ne va pas chercher une femme étrangère, qui souvent apporte à la patrie un caractère qui, trop éloigné des moeurs du pays, dénature le sang des Français et fait qu'ils sont gouvernés plutôt par des Espagnols et des Italiens que par les descendants de nos braves ancêtres. (5)

"Le roi ne fait pas l'outrage à une nation entière de penser que la beauté et la vertu ne naissent que sur un sol étranger. Celle qui, dans le cours de ses voyages, a frappé le prince, qui l'a aimé sans sceptre et sans couronne, monte sur le trône avec son amant et devient chère et respectable à la nation, tant par sa tendresse que pour avoir su plaire à un héros. Outre l'avantage d'inspirer à toutes les jeunes filles l'amour de la sagesse et des vertus en leur offrant pour perspective une récompense digne de leurs efforts, nous évitons toutes ces guerres de famille qui, absolument étrangères au bien de l'État, ont tant de fois désolé l'Europe.

"Le jour de son mariage, au lieu de prodiguer follement l'or en festins superbement ennuyeux, en fêtes insensées et brillantes, en feux d'artifice et autres dépenses aussi extravagantes qu'épouvantables, le prince fait dresser un monument public, comme un pont, un aqueduc, un chemin, un canal, une salle de spectacle. Le monument porte le nom du prince. On se souvient du bienfait tandis qu'on oubliait ces profusions déraisonnables qui ne laissaient que des traces de malheurs et d'accidents affreux. Le peuple, satisfait de la générosité du prince, est dispensé de répéter tout bas cette fable antique dans laquelle une pauvre grenouille se lamente au fond de son marais en voyant les noces du soleil."

L'an 2440, rêve s'il en fut jamais est généralement considéré comme le premier roman d'anticipation. Comme on a pu l'entrevoir dans cet extrait, Mercier critique fortement la vie et les moeurs de son siècle, et réinvente une société quelques 670 ans plus tard. Le rêve du sous-titre prend ainsi un double sens : rêve d'un homme s'étant endormi, puisque le voyage dans le temps s'effectue par le biais du sommeil ; et rêve d'un monde meilleur, d'un "Idéal" tel que l'ont "rêvé" quelques grands philosophes.

Pour conclure cette note, voici la page qui ouvre superbement le roman de Louis-Sébastien Mercier : Epître dédicatoire à l'année 2440.

Auguste et respectable année, qui doit apporter la félicité sur la terre ; toi, hélas ! que je n'ai vue qu'en songe, quand tu viendras à jaillir du sein de l'éternité, ceux qui verront ton soleil fouleront aux pieds mes cendres et celles de trente générations successivement éteintes et disparues dans le profond abîme de la mort. Les rois qui sont aujourd'hui assis sur des trônes ne seront plus ; leur postérité ne sera plus : et toi, tu jugeras et ces monarques décédés et les écrivains qui vivaient soumis à leur puissance. Les noms des amis, des défenseurs de l'humanité brilleront, honorés : leur gloire sera pure et radieuse. Mais cette vile populace de rois qui auront, en tous sens, tourmenté l'espèce humaine, plus enfoncés encore dans l'oubli que dans la région des morts, ne s'échapperont de l'opprobre qu'à la faveur du néant.

La pensée survit à l'homme, et voilà son plus glorieux apanage ! La pensée s'élève de son tombeau, prend un corps durable, immortel ; et tandis que les tonnerres du despotisme tombent et s'éteignent, la plume d'un écrivain franchit l'intervalle des temps, absout ou punit les maîtres de l'univers.

J'ai usé de l'empire que j'ai reçu en naissant ; j'ai cité devant ma raison solitaire les lois, les abus, les coutumes du pays où je vivais inconnu et obscur. J'ai connu cette haine vertueuse que l'être sensible doit à l'oppresseur ; j'ai détesté la tyrannie, je l'ai flétrie, je l'ai combattue avec les forces qui étaient en mon pouvoir. Mais, auguste et respectable année, j'ai eu beau, en te contemplant, élever, enflammer mes idées, elles ne seront peut-être à tes yeux que des idées de servitude. Pardonne ! le génie de mon siècle me presse et m'environne, la stupeur règne : le calme de ma patrie ressemble à celui des tombeaux. Autour de moi, que de cadavres colorés qui parlent, marchent, et chez qui le principe actif de la vie n'a jamais poussé le moindre rejeton ! Déjà même la voix de la philosophie, lasse et découragée, a perdu de sa force ; elle crie au milieu des hommes comme au sein d'un immense désert.

Oh, si je pouvais partager le temps de mon existence en deux portions, comme je descendrais à l'instant même au cercueil ! comme je perdrais avec joie l'aspect de mes tristes, de mes malheureux contemporains, pour aller me réveiller au milieu de ces jours purs que tu dois faire éclore, sous ce ciel fortuné, où l'homme aura repris son courage, sa liberté, son indépendance et ses vertus. Que ne puis-je te voir autrement qu'en songe, année si désirée et que mes voeux appellent ! Hâte-toi ! viens éclairer le bonheur du monde ! Mais que dis-je ? délivré des prestiges d'un sommeil favorable, je crains, hélas ! je crains plutôt que ton soleil ne vienne un jour à luire tristement sur un informe amas de cendres et de ruines !

(1) Reprise et réécriture d'un article que j'avais déjà publié par ailleurs.

(2) Référence à L'Ingénu de Voltaire.

(3) Comme déjà indiqué, le roman est publié en 1771. Robespierre ne fait que reprendre les termes "Être Suprême" dans les années 1790, inspiré en cela par l'oeuvre de Rousseau, et dont Mercier s'inspire lui-même.

(4) On voit ici que l'on est très proche du "culte de l'Être Suprême" que Robespierre prônera bien plus tard.

(5) C'est peut-être là le seul point sujet à caution dans cet idéal d'éducation des princes : l'apport d'un nationalisme dont on sait aujourd'hui les dérives, les excès et les malheurs qu'il peut entraîner. Toutefois, Mercier, écrivant cela, n'a certainement pas conscience de ces dangers ; il ne fait sans doute que reprendre certaines idées de son temps.

dimanche 11 novembre 2018

Souvenirs de guerre 1914-1918

1914-1918. Jean Léger était poilu au 359e Régiment d'Infanterie (formé des bataillons du 159e Régiment d'Infanterie de Briançon). Il a survécu à la guerre ; il nous a laissé un manuscrit d'une cinquantaine de pages, racontant la mobilisation, la vie militaire, le front, les combats... Un manuscrit qui n'a à priori jamais été publié, malgré ses voeux (1). Aujourd'hui, 11 novembre 2018, je vous propose de découvrir un petit extrait de ce manuscrit.



Nous étions en 3e ligne et devions aller à l'arrière. Contre-ordre, nous devons remonter pour soutenir et attaquer avec la division qui nous a relevé. 
Nous nous suivions en file. Nous arrivons au sommet du ravin qui descend aux pentes du Kemmel (2). Les Boches ont ... (3) du renfort. Ils n'arrêtent pas de canarder. Il faut traverser un terrain découvert pour utiliser le bois qui est sur le côté pour descendre aux 1e lignes pour éviter d'être vu.
Le Capitaine Guyon est en tête après nous avoir fait la recommandation d'utiliser un petit rebord de la route comme abri. Il avance jusqu'au milieu suivi des hommes mais ça tape tellement fort qu'il donne l'ordre de revenir en arrière. Nous nous planquons comme nous pouvons en attendant que ça se calme. À côté de moi, je vois un poilu qui est étendu. On dirait qu'il dort. Je viens de passer là, il n'y avait personne. Je lui prends la main, elle est toute chaude. Je crois avoir à faire (sic) à un permissionnaire qui rentre et qui pour chasser le cafard a bu un coup de pinard de trop. Comme il ne répond pas à mon invocation de se mettre à l'abri, je le prends par les épaules et je le soulève pour l'asseoir. Au même moment, je sens mes godillots inondés, ma capote est pleine de sang. Le malheureux a reçu un éclat d'obus juste derrière la tête et en le soulevant le sang a jailli. C'est Leblanc, celui qui avait le cafard parce que sa femme l'avait trompée. Celui que j'avais été obligé de remplacer pour la corvée de soupe. Pauvre diable, il avait cherché la blessure auparavant et là il trouvait la mort.

Le capitaine Guyon, cité de nombreuses fois dans le texte, est également décédé durant la guerre. Jean Léger lui dédicace d'ailleurs son manuscrit : "Au capitaine Guyon de la 21e Compagnie du 359e Régiment d'Infanterie de Briançon".

Jean Léger écrit comme il parle, avec ses mots à lui, avec des mots d'argot. Son témoignage n'en a ainsi que plus de force et la souffrance, l'horreur de la guerre, l'émotion se font sentir à chaque page. 
En dernier lieu, le soldat Léger évoque un épisode qui s'est produit vers la fin de la guerre, en août 1918 : "un avion boche nous survolait et nous lançait des petits tracts." Il s'agissait d'une invitation à la paix...

(1) La pochette qui l'abrite porte en effet la mention : "À corriger - Pourrait être publié en réservant les droits d'auteur".

(2) Le mont Kemmel, Belgique, en Flandre-Occidentale. 

(3) Un mot est difficilement lisible. 

dimanche 21 octobre 2018

Jean d'Artaut, un aventurier du XVIIIe siècle ?

Il y a quelque temps, je suis tombé sur un curieux ouvrage. L'auteur de ce livre publié en 1943 précisait dès sa préface :

Ce livre n'est pas un roman ; je tiens à en avertir le lecteur ; il est la reproduction aussi fidèle que possible du journal d'un tout jeune homme du nom de Jean d'Artaut, fils d'un notaire de Nantes, qui vivait dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et que les hasards de la mer avaient jeté sur un îlot du Pacifique.

L'auteur poursuit avec les circonstances dans lesquelles il fut mis en possession de ce manuscrit, et en extrapolant une date probable à sa rédaction :

Le manuscrit me fut confié en 1901 par un capitaine marchand de l'île d'Yeu. Bien qu'il ne portât que deux dates, dont l'une est manifestement fausse et dont l'autre est douteuse, plusieurs indications précises m'ont permis de suppléer à cette lacune. En effet, le bâtiment à bord duquel notre Jean d'Artaut s'était embarqué, devait refaire la route que le capitaine Cook avait suivie lors de son premier voyage de découverte dans le Pacifique (1768-1771). Or, comme l'auteur du manuscrit nous apprend qu'il ne connut la deuxième expédition de Cook (1772-1775) qu'à l'état de projet, on peut conclure qu'il quitta l'Angleterre vers la fin de l'année 1771 ou au début de l'année suivante, au plus tard. C'est donc environ à cette date que commence très vraisemblablement l'histoire de Jean d'Artaut.



Le manuscrit de Jean d'Artaut commence par des banalités : sa vie à Nantes, ses études, le conflit avec son père lorsque celui-ci voulut le faire entrer dans les ordres ecclésiastiques. Notre héros se rebelle et rapidement, décide de s'embarquer sur un navire. 

Il navigue tout d'abord à bord du Star, dont le capitaine est M. William. Puis à Plymouth, il fait la connaissance du capitaine Steven, ayant le projet secret de refaire le trajet du premier voyage du capitaine Cook afin de s'approprier certaines richesses :

Un timonier qui avait accompagné M. Cook dans son voyage devait être des nôtres. Il se flattait de nous mener d'abord à Otaïhiti et, de là, dans une île qu'il avait reconnue avec M. Joseph Banks, naturaliste attaché à l'expédition de M. Cook, et où nous étions assurés de trouver des perles et du corail en abondance. Cet homme se nommait Clark

Puis :

Le moment venu, le capitaine Steven détournerait le brick de sa véritable destination, qui était le Brésil, pour risquer l'aventure.

Jean d'Artaut embarque alors sur "un brick de 340 tonneaux, tout neuf, robuste et bon voilier", L'Indolent.

Dès la page 13, le bâtiment fait naufrage, et Jean d'Artaut se retrouve par la suite seul sur une île. Les pages suivantes sont consacrées à sa survie, ses explorations, ses découvertes du passage d'autres hommes à proximité. Par ailleurs, Jean d'Artaut, à partir des données du voyage avant naufrage, estime se trouver approximativement à "144 degrés de longitude Ouest et 17 ou 18 degrés de latitude Sud", c'est-à-dire à proximité de Tahiti (Otaïhiti dans le texte).

À la page 54, sa rencontre avec Monsieur Thibault, un autre naufragé, est décrite.

Il faut savoir que l'ouvrage comporte 156 pages. Monsieur Thibault a une fille, née de sa relation avec une autochtone d'une île voisine. Et durant une centaine de pages, l'action tourne autour de l'idylle entre Jean d'Artaut et Sylvie, la fille de Monsieur Thibault. 

En résumé, un tiers environ de l'ouvrage est un récit d'aventure, d'exploration, d'action, tandis que les deux tiers suivants sont un "roman à l'eau de rose". Et tandis que de nombreux passages, indiqués par le transcripteur avec des "manques", ou bien "illisibles", tendent à aller dans le sens de l'authenticité du récit, toute cette partie tournant autour de l'amour quasi impossible et tout au moins perturbé entre notre aventurier et cette fille de l'île pose question, fait douter de la réalité du manuscrit.

En effet, quelle probabilité avait le naufragé de se retrouver sur une île où il trouverait, dans les environs immédiats, un autre naufragé ayant une fille, et de surcroît une fille très jolie dont il tomberait amoureux ? Quel intérêt de consacrer tant de pages à cette idylle, dès lors que l'on se trouve sur une île perdue du Pacifique et que l'urgence est bien plutôt la survie et le moyen de revenir à la civilisation, de "revenir au monde" si je puis dire ? Car dans le récit de Jean d'Artaut, l'idylle prend bien le dessus sur cette urgence, celle-ci étant reléguée au second plan lorsqu'elle ne se trouve pas carrément absente.

Par ailleurs, les nombreux manques et illisibilité du manuscrit, que je citai plus haut, ainsi que "L'enquête" de l'auteur (9 pages en fin de volume) iraient pourtant dans le sens de l'authenticité du texte... Mais tout cela ne serait-il pas que mise en scène ?

Dans cette supposée enquête, on trouve le témoignage du capitaine M. (1), par lettre du 23 mars 1904 :

J'ai trouvé le journal de Jean d'Artaut dans un coffre ayant appartenu à mon père. Mon père, marin comme moi, m'a raconté maintes fois ses aventures, mais il ne m'a jamais parlé de ce document que j'ai découvert par hasard en rangeant le grenier après la mort de ma femme survenue en 1874. Le document était enfermé, vous le savez, dans un sac fait d'un morceau de toile à voile. 

Puis :
Je vous confirme également que le sac contenait bien, lorsque je l'ai découvert, trois pièces en or et quelques menues monnaies espagnoles, dont j'ignore le millésime. Ces pièces ont disparu.

En outre, la fille du capitaine M. se souvient de l'inscription sur le sac, "plus très lisible" :

D'après elle, il faut lire : "Alvarez Santa. Nantes. La France."

L'auteur, poursuivant son enquête, affirme avoir retrouvé aux archives de Nantes l'acte de mariage du chevalier Louis-Jean-Marie d'Artaut - père présumé de Jean d'Artaut d'après les dates - avec Cécile des Barres (1754). il précise également à la suite :

J'ai également trouvé trace, à Nantes, d'un certain Alvarez Santo (ou Santa), armateur espagnol, dans la minute d'un procès au sujet de "la prétendue perte de six caisses de corail pleines, en provenance des îles". Le procès était fait au "sieur Salmon, commandant le brick Étoile-de-la-Mer, lequel avait vendu les dites caisses à son profit, etc."

Alvarez Santa est alors le supposé sauveteur des naufragés...

Le transcripteur du manuscrit dit avoir fait paraître des annonces dans "la presse parisienne et dans les feuilles de province les plus répandues" afin, dit-il, de "retrouver des descendants des familles d'Artaut et Thibault". Selon lui, c'est à la suite de ces annonces que la fille du capitaine M. l'a contacté.

En toute fin de son enquête, le transcripteur apprend l'existence d'une "demoiselle Quéré, proche parente d'un d'Artaut", et va la rencontrer quai Amiral-Jacquinot à Nevers, où elle habite. C'est là qu'il observe un portrait : Jean d'Artaut ? Un autre portrait ayant disparu, celui d'une jeune femme.

Que penser de tout cela ? Malheureusement je n'ai pu trouver aucun renseignement ni sur Jean d'Artaut, auteur du présumé manuscrit, ni sur le transcripteur, un certain A. Moreux (est-il un parent de l'abbé Théophile Moreux, bien connu pour ses ouvrages de vulgarisation scientifique ?).

Alors, le manuscrit de Jean d'Artaut est-il authentique ou bien cet ouvrage n'est-il qu'un roman ? Jean d'Artaut, un aventurier du XVIIIe siècle ??

(1) Le nom complet n'est pas cité.

mardi 21 août 2018

Le sang de Toulouse

C'est de Maurice Magre et de sa revue très éphémère - La Rose Rouge - que provient le nom de la librairie. Commençons donc ce blog par la lecture des premières pages du Sang de Toulouse, sans doute son ouvrage le plus connu.

Gloire à la terre ensoleillée qui va de la mer où voguent les galères mauresques jusqu'au pays où croissent les pins et jusqu'à l'océan sans fin ! Gloire à Toulouse, la ville aux vingt-neuf portes, que fonda Tolus, petit-fils de Japhet, la ville bâtie en pierres rouges, en pierres inébranlables comme le cœur des hérétiques !

Gloire à la Garonne qui jaillit des monts pyrénéens, garde un peu de la lumière d'Aran dans ses flots ensorcelés, donne au cep de la vigne son apparence de nain ivre, au peuplier, son pouvoir de méditation !

Gloire aux hommes d'Oc qui, dans les premières années du XIIIe siècle de Jésus-Christ, connurent la vérité sur les trois aspects de Dieu, la course des âmes sous les portes des morts successives et périrent pour l'avoir connue.

Je veux vous transmettre oralement les scènes inouïes dont j'ai été le témoin, les actions joyeuses ou criminelles que j'ai accomplies, les prouesses louables dont je me fais gloire, la désolation et la beauté que j'ai contemplées sans mourir.




En ce temps-là les femmes étaient plus belles qu'aujourd'hui, avec un élan des reins que donne la liberté heureuse, la Garonne coulait plus large dans son lit de sable et de galets roses, le soleil découpait plus nettement les ocres tours sarrazines sur les hauteurs. Toulouse était pleine de poètes et de lettrés. Il y avait une école de médecins juifs et un collège de philosophes arabes. La grande route commerciale du midi la faisait communiquer par Saint-Gilles et Fréjus, au moyen de galères ailées, avec l'orient multiforme. Des caravanes apportaient des parfums et des épices de Damas, des tapis de Samarkande et des instruments de musique dont personne ne savait jouer et qui venaient de la Chine mystérieuse.

A présent il n'y a plus de soies merveilleuses, il n'y a plus de chanteurs occitans, il n'y a plus de philosophes arabes ! Et par une juste loi, la nature devient moins magnifique dans la profusion de ses arbres et la couleur de ses soleils, à mesure que les hommes deviennent plus mauvais.

Les choses que je vais dire vous feront pleurer car rien ne suscite les larmes comme la beauté qui est irrémédiablement perdue, comme l'intelligence qui s'éteint. Mais les larmes sont plus utiles aux hommes que la joie et le sel qu'elles renferment est un aliment de virilité.

Si vous vous étonnez que j'aie pu traverser de si grandes calamités et que j'aie survécu, sachez que j'étais choisi pour transmettre cette histoire. Ma mission est de reconnaître à l'émerveillement de leurs yeux les hommes qui doivent m'entendre, ceux qui garderont le souvenir et transmettront à leur tour. Les récits écrits sur les parchemins sont détruits par ceux qui veulent maintenir l'ignorance, mais les paroles tombent dans les âmes comme des colombes qui viennent de loin et ne se posent que pour repartir. Et c'est une forme de la justice. Le mal et la haine ne peuvent se regarder face à face et la parole les dissout par la lumière qu'elle dégage comme le fer aigu d'un nécromancien réduit à néant le nuage des esprits du mal.

Moi aussi je vais évoquer les morts. Ils ne dorment pas en paix selon la prière de l'Église. Il n'y a pas de psaumes chantés, il n'y a pas de cérémonie qui empêchent les créatures mortes de hanter les lieux où elles ont fait le mal.

Montfort est là, le mauvais, plus hermétiquement enfermé dans sa haine que dans sa cuirasse. Foulque est là, l'hypocrite, et il faut qu'il porte éternellement à ses yeux ses ongles où il cachait du poivre afin de pleurer de fausses larmes. Raymond est là, l'incertain, et il continue à jeter une pièce de monnaie dans l'air pour mettre fin par pile ou par face à son absence de décision. Voici l'exécrable Tancrède avec ses oreilles d'âne et ses yeux de hibou qui avait le goût de faire souffrir et s'enorgueillissait d'avoir inventé un instrument de torture. Voici Dominique, le chauve, et Innocent avec sa tiare en plumes de paon. Je montre les visages qui furent cachés sous les capuchons et les lèpres qui éclataient derrière les pourpoints de velours. La plupart parmi les forts de jadis ne sont que des ombres grelottantes et accourent docilement quand je fais un signe. Voilà aussi les victimes innombrables, celles qui ont souffert patiemment, celles qui sont devenues jaunes de rage, celles qui ont combattu pour leur droit. Le désir de voir le châtiment les enchaîne autant que la faute. Mon souvenir les appelle tous avec l'épée de leurs guerres, le sexe de leurs désirs, le livre de leurs études mortes. Et s'il y a des parfaits qui se sont libérés par le pardon et qui ont échappé au cercle terrestre, qu'ils donnent à ma pensée la mesure, à ma voix le métal, à ma poitrine le souffle, pour que, dans le moule magique des syllabes, je coule l'or de la vérité.

À suivre dans les pages de ce blog, outre des réminiscences toujours intéressantes telles que celle ci-dessus, des œuvres et des écrits aux facettes encore inexplorées...