mardi 13 avril 2021

"Le berger Paris", un dessin de Nicolas Poussin

Dans Les cahiers de Terre de Rhedae n° 10 (1), je dévoilais une possible troisième version des Bergers d'Arcadie peinte par Nicolas Poussin, alors que deux versions seulement ne sont officiellement connues et identifiées jusqu'à aujourd'hui : celle de Chatsworth House, en Angleterre, réalisée en 1628-1629, et celle du Louvre - de loin la plus célèbre -, peinte en 1638-1639 (2). À peu près à la période où je publiais cet article, je découvrais une autre curiosité dans un ouvrage de 1806, Vie de Nicolas Poussin, considéré comme chef de l'École françoise  de Gault de Saint-Germain (3). Le plus intéressant de ce livre n'est sans doute pas dans la biographie du peintre, mais plutôt dans la Description des tableaux et dessins du Poussin qui vient à sa suite, où l'on trouve nombre d'œuvres de l'artiste, dont certaines peu connues. Tel est le cas d'un dessin légendé Le berger Paris, gravé par F. Massard. C'est évidemment l'épisode antique et mythologique du Jugement de Pâris et de la pomme d'or de la discorde qui est ici évoqué. Gault de Saint-Germain décrit ce dessin en ces termes : 

Tous les dieux, excepté la Discorde, assistèrent aux noces de Thétis et de Pélée. Cette divinité, pour se venger, jeta au milieu de l'assemblée une pomme d'or avec cette inscription, Pour la plus belle. Toutes les déesses en furent troublées, toutes vouloient être la plus belle, jusqu'à ce qu'enfin elles cédèrent leurs prétentions à Junon, à Minerve, et à Vénus ; ce qui excita une si grande jalousie entre ces trois déesses, que, pour terminer leur différent, Jupiter choisit pour arbitre Pâris, fils de Priam, connu alors sur le mont Ida sous le nom d'Alexandre.

Dans cette esquisse pleine d'action le Poussin a fait sentir que le galant cortège s'avance sur le mont célèbre : Pâris l'apperçoit ; déjà il pressent le pouvoir des charmes que les trois déesses se proposent de dévoiler à ses regards. Mercure, en mettant dans sa pannetiere la pomme fatale, semble influencer son jugement en faveur de Vénus dont il étoit aimé ; l'Amour se joint à lui pour solliciter le berger en faveur de sa mère.

L'aigle de Jupiter est présent pour indiquer que ce jugement se fait sous ses auspices.

Ce précieux dessin, lavé au bistre, se voit au muséum dans la galerie d'Apollon. (4) 

 "Le berger Pâris", une des gravures du livre de Gault de Saint-Germain

Si Gault de Saint-Germain attribue ce dessin à Nicolas Poussin, on ne le retrouve ni dans le catalogue du Cabinet des singularitez d'architecture, sculpture ou graveure, imprimé plus de cent ans plus tôt en 1702, ni dans le catalogue actuel de Jacques Thuillier, Nicolas Poussin, publié chez Flammarion en 1994 et qui fait toujours autorité en la matière. Aujourd'hui, on peut douter de son attribution au peintre Poussin, mais toujours est-il que Gault de Saint-Germain le pensait, tout comme ses contemporains.

Alors, Le berger Pâris de Poussin est-il inventorié ailleurs que chez Gault de Saint-Germain ?

Le tome dix-septième du Mercure de France, littéraire et politique évoque ce dessin, mais seulement en renvoyant à l’œuvre de Gault de Saint-Germain. C'était en juin 1804, la parution de la Vie de Nicolas Poussin s'étant d'abord faite sous forme de livraisons avant d'être rassemblée en un seul volume deux ans plus tard. Voici le détail de ce qu'en dit la revue : 

La quatrième livraison de l’Oeuvre  du Poussin paraît ; elle contient quatre pages de la vie du Poussin, huit pages de description, et six gravures, dont 1. la Manne ; 2. Saint François-Xavier au Japon, qu'on croit être gravé pour la première fois ; 3. Vision de sainte Françoise ; 4. Moyse sauvé des eaux ; 5. l'Écho, paysage ; 6. le berger Pâris, esquisse.

Cet ouvrage, monument digne de la gloire du Poussin, premier peintre de l'école française, et de la nation qui s'honore de lui voir (sic) donné le jour, est dû au burin de MM. Massard (5), et au goût délicat que M. Gault (de Saint-Germain) manifeste depuis long-temps pour les arts utiles et agréables.

Plus intéressant, dans le Guide de l'École Nationale des Beaux-Arts (6) de Eugène Müntz, il est mentionné au chapitre de la salle Victor Schoelcher :

Nicolas Poussin (1594-1665). Le Jugement de Pâris. À la plume, avec des lavis. (7)

Sans pouvoir l'affirmer, notons que cette pièce pourrait bien correspondre au dessin du Berger Pâris mentionné dans l'ouvrage de 1806 : "ce précieux dessin, lavé au bistre".  

Et de Gault de Saint-Germain à Eugène Müntz, voilà à l'heure actuelle le seul suivi que l'on puisse faire du fameux dessin de Poussin, si tant est qu'il s'agit bien du même. 

Il peut paraître étonnant qu'un Jacques Thuillier n'ait fait aucune mention de ce dessin, mais après tout le catalogue d'un peintre tel que Poussin peut-il se permettre l'exhaustivité ? Par ailleurs, Thuillier s'est surtout attaché dans cet ouvrage à inventorier les tableaux du maître. Et puis, après tant de siècles et de confusion - un tableau pouvant être faussement attribué à un artiste -, bien des œuvres ont pu échapper au regard acéré des spécialistes (8).  

Le berger Pâris a-t-il vraiment été dessiné par Poussin ? Doit-on l'attribuer à un autre artiste ? Autant que possible, Jacques Thuillier indique les erreurs d'attribution, probables ou certaines. C'est le cas du portrait de Giulio Rospigliosi (9), de Poussin selon Gault de Saint-Germain, mais faussement attribué selon Jacques Thuillier. À noter aussi que Le berger Pâris n'est pas la seule œuvre inventoriée chez Gault et que l'on ne retrouve pas chez Thuillier : tel est le cas aussi, par exemple, du Pupitre d'un philosophe, mais c'est là encore un dessin, bien mystérieux d'ailleurs, et pas du tout dans le style des œuvres générales du Poussin.

 Portrait de Jules Rospigliosi, tirée du livre de Gault de Saint-Germain. Attribution à Poussin écartée par Jacques Thuillier et d'autres spécialistes

 

 


"Le pupitre d'un philosophe", une des gravures du livre de Gault de Saint-Germain


On peut être certain que la peinture gardera encore longtemps ses secrets, et qu'il reste bien des tableaux de grands maîtres à découvrir et à identifier. Sera-ce le cas pour le Berger Pâris ? Ou la troisième version des Bergers d'Arcadie évoquée en introduction de cet article, œuvre aujourd'hui perdue ? Le plus gros du travail reste aux chercheurs de l'avenir, et les découvertes promettent d'être superbes.

(1) Une possible troisième version des "Bergers d'Arcadie" de Poussin ?, par Tony BONTEMPI, in Les cahiers de Terre de Rhedae n° 10, année 2016, pp. 12-18.

(2)  Datation basée sur l'avis de Jacques Thuillier, dans Nicolas Poussin, Flammarion, 1994.

(3) Le titre complet est Vie de Nicolas Poussin, considéré comme chef de l'École françoise, suivie de notes inédites et authentiques sur sa vie et ses ouvrages, des mesures de la statue de l'Antinoüs, de la description de ses principaux tableaux, et du catalogue de ses œuvres complètes, par P. M. Gault de Saint-Germain, à Paris, chez P. Didot l'Aîné, 1806.

(4) Actuel Musée du Louvre. 

(5) Massard père et fils.

(6) Paris, Maison Quentin, s. d. (fin XIXe - début XXe environ). 

(7) Guide de l'École Nationale des Beaux-Arts, p. 170. 

(8) Toutefois, ce ne peut être le cas pour Jacques Thuillier puisque l'ouvrage de Gault de Saint-Germain est bien mentionné en bibliographie de son Nicolas Poussin.

(9) Qui deviendra pape sous le nom de Clément IX. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire