dimanche 24 novembre 2019

L'auteur, l'éditeur et la censure : l'exemple du manuscrit Bolis

On le sait bien, l'éditeur oblige souvent l'auteur à modifier plus ou moins son texte avant publication. La raison en est parfois une forme de censure, l'éditeur désirant rester dans une certaine neutralité et toutes les vérités n'étant pas bonnes à dire.

Il est alors intéressant de retrouver les textes originaux et de les comparer avec la version publiée, et c'est la chance que j'ai eue il y a quelques années avec l'ouvrage du Sergent Bolis, Mémoires d'un sous-officier - Mes campagnes en Afrique et en Asie de 1889 à 1899 (publié en 1905). Une version manuscrite de cet ouvrage m'étant parvenue, les différences avec le texte publié me sautaient directement aux yeux et cela me laissait sérieusement supposer que ce fut là les pages rédigées de la main du Sergent Bolis lui-même.

Voyons d'abord la version imprimée en 1905 par l'Imprimerie du "Courrier de Saône-et-Loire" :

Le 24 décembre 1889, je m'engageai donc pour cinq ans au 2e régiment étranger à Saïda. Je passai ma première nuit à la caserne Carnot du 26e de ligne à Nancy, et le lendemain je pris le train pour Marseille, où j'arrivai à huit heures du soir. Sitôt descendu du train, je fus conduit, avec quelques compagnons de route, au fort Saint-Jean, où je passai deux bien mauvaises journées. La température n'était, en effet, pas faite pour me mettre bien à mon aise. Le mistral, soufflant en tempête, chassait tout devant lui ; les ouvriers des quais eux-mêmes, n'y pouvant plus tenir, abandonnaient leurs travaux. Ce vent, accompagné de pluies torrentielles, faisait craquer les mâtures des bateaux et mêlait ses sifflements lugubres au cri strident des sirènes.

Tous ces bruits sinistres me rendaient bien un peu songeur à la pensée de traverser une mer aussi démontée, mais rien ne pouvait abattre mon courage, ni déranger la moindre de mes combinaisons.

Enfin arrive l'heure du départ. L'embarquement fut rapide ; à 8 heures du soir, le Saint-Julien, à bord duquel j'avais pris place, prenait le large. La pluie tombait si drue et si intense que nous étions dans une obscurité complète ; des vagues énormes, gonflées par le vent, venaient s'abîmer aux flancs de notre navire, qui, poussé tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, se balançait au gré des flots.

Peu habitués à une vie aussi mouvementée et spéciale aux matelots, nous étions, à vrai dire, tous malades.

Quelques voyageurs, afin d'être un peu moins secoués, étaient descendus dans la cale, où les vagues avaient déjà fait leur entrée ; d'autres vomissaient en poussant de sourds gémissements, tous en proie au désagréable mal de mer. Toutes les éjections de ces malades répandaient une odeur insupportable.

J'étais resté sur le pont avec deux ou trois passagers. Nous nous cramponnions à des madriers pour ne pas être emportés par les vagues, qui nous mouillaient des pieds à la tête.

Ne pouvant pas nous abriter, nous restâmes dans cette fâcheuse position jusqu'après le passage du Golfe de Lion, où la mer, devenant un peu plus calme, nous permit de prendre un peu de repos. 



Lisons maintenant la version avant publication : 

Le 24 décembre 1889, je m'engageai pour 5 ans au 2e régiment étranger. Je passai la première nuit à la caserne Carnot au 26e de ligne, et le 25 à 11 h du matin je prenais le train pour Marseille. Je passai la moitié de la nuit à Lyon, d'où je repartis à 3 h du matin et j'arrivai à 10 h du soir au fort St-Jean. Le 3e jour, j'embarquai à 8 h du soir sur le "St Julien". Lorsque j'arrivai sur le bateau, il pleuvait et il faisait un très grand vent : les vagues faisaient balancer le navire et quelquefois elles passaient par-dessus le pont et nous trempaient des pieds à la tête. Il était impossible de se loger dans la cale car les premiers arrivés avaient pris toutes les places libres ; mais on y perdait peu car la plupart de mes compagnons avaient, pour éviter le mal de mer, apporté toutes sortes de drogues qui répandaient une odeur insupportable.

Peu habitués à cette vie de matelots, nous étions à vrai dire, tous malades. Après la traversée du Golfe de Lyon (sic) la mer était devenue plus calme.



Outre une version publiée plus complète, plus détaillée, on s'aperçoit surtout que la version imprimée n'est pas tout à fait conforme à la réalité de ce qu'il s'est passé, puisque dans le manuscrit du Sergent Bolis, ce n'est pas les vomissements des passagers qui dégagent une odeur insupportable, mais les drogues apportées par eux afin de mieux supporter le mal de mer !

Sans doute, l'éditeur n'aura pas voulu donner une mauvaise image des engagés militaires en mentionnant l'épisode des drogues, et aura préféré donner une version plus soft et moins péjorative des événements.

Alors, combien de témoignages lisons-nous ainsi dans des livres, que nous prenons souvent pour argent comptant ? L'exemple ci-dessus démontre qu'il convient toujours d'émettre quelques réserves à nos lectures.

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