dimanche 6 décembre 2020

Au pays des montagnes bleues, le Nilguiri selon Blavatsky

Quand on évoque les ouvrages de Helena Blavatsky, on pense invariablement à Isis dévoilée ou La doctrine secrète, pourtant l'auteure a écrit nombre d'autres textes, tels que La voix du silence, ou Au pays des montagnes bleues dont nous allons parler ici.

Entre récit de voyage et étude ethnographique, l'ouvrage est empreint d'hermétisme et de sorcellerie propres aux peuples habitants le Nilguiri (littéralement, "Montagnes bleues"), dans le Sud de l'Inde. Helena Petrovna Blavatsky y décrit les différentes peuplades (Toddes, Baddagues, Kouroumbes...), les interactions entre elles, leurs rites, le témoignage de ses contemporains, et sa propre expérience puisque elle-même fera le voyage dans cette terre interdite, objet de toutes les croyances et de toutes les superstitions de la part des Indiens vivant dans le pourtour de ce territoire. 

Marc Semenoff, le traducteur de la première édition française (1926), décrit ainsi Au pays des montagnes bleues : "L'ouvrage de Blavatsky est unique dans le genre où le voyage, la science occulte, l'histoire ésotérique de l'humanité se fondent pour ne constituer qu'une grande page portant les reflets magiques du Vrai immortel." La magie et l'occulte, en effet, sont présents tout au long du livre, notamment à travers les malédictions lancées par les Moulou-Kouroumbes, entraînant des décès tous plus mystérieux les uns que les autres, avec force fièvres, hallucinations ou apparitions, que seuls les Toddes sont capables de guérir, mais seulement si telle est leur volonté.

Peuple pacifique comportant un petit nombre d'individus, les Toddes sont craints des "méchants" Kouroumbes pourtant beaucoup plus nombreux. Leur "religion" tourne autour du buffle, animal sacré à qui ils élèvent des temples incluant en leur centre un véritable "Saint des saints" inviolable, et où nul étranger ne pénètre jamais. Voici la description qu'en donne Helena Blavatsky, décrivant les villages toddes :

Pareilles maisons sont construites non loin l'une de l'autre, et entre elles, se distinguant des autres par sa grandeur et sa construction plus soignée, resplendit un tiriri, "étable sacrée pour buffles". Dans ce tiriri, derrière la première "chambre" qui sert d'asile nocturne aux buffles et surtout à leurs femelles, pièce de grandes dimensions, se trouve toujours une seconde chambre. Une obscurité éternelle règne dans cette dernière salle : elle n'a pas de fenêtre ni de porte et son unique entrée n'est constituée que par un trou d'un archine carré (1) - cette chambre doit être le temple des Toddes, leur Sancta Sanctorum où des cérémonies mystérieuses ont lieu qui ne sont connues de personne. Ce trou lui-même n'est pratiqué que dans le coin le plus sombre. Pas une femme, pas un todde marié ne peut y pénétrer : en un mot, aucun kout ou personne qui appartienne à la classe laïque. Les terallis seuls, ou "prêtres officiants" ont libre accès dans le tiriri intérieur.

La construction elle-même s'entoure toujours d'une muraille de pierre assez haute, et la cour ou tou-el, au-dedans de ce mur, est considérée aussi comme sacrée. (2)

Helena Blavatsky décrit quelques pages plus loin la cérémonie de traite des buffles, une action réservée aux seuls initiés. 

Lorsqu'on a fini de traire tout le lait, les portes du tou-el sont fermées et les initiés entrent dans l'étable à buffles. Alors, selon les affirmations des Baddagues, la pièce contiguë à l'étable s'éclaire de beaucoup de petites lampes qui brûlent jusqu'au matin. Cette chambre est la demeure des seuls initiés. Personne ne sait ce qui s'accomplit dans ce sanctuaire secret jusqu'au jour, et il n'y a aucun espoir qu'on le sache jamais. (3)

Les Anglais pourtant, cherchèrent à pénétrer ce Saint des saints, sans y parvenir, n'obtenant que la protestation des Toddes :

- Nous avons vécu tranquilles sur ces montagnes durant cent quatre-vingt-dix-sept générations, et pas un de nous, sauf nos terallis, n'osa jamais franchir le seuil triplement sacré du tiriri. Les buffles rugissent de colère... interdisez aux frères blancs de s'approcher du tou-ael (barrière sainte) ; sinon il arrivera un malheur, un terrible malheur... (4)

Source : H. P. Blavatsky (1831-1891), aperçus biographiques, Textes Théosophiques, 1991
 

Le peuple todde présente encore beaucoup d'autres particularités, telle que la polyandrie, une femme pouvant avoir plusieurs époux. Blavatsky détaille encore ces curiosités :

Les Toddes se divisent en sept clans ou tribus. Chaque clan se compose de cent hommes et de vingt-quatre femmes. D'après ce que les Toddes disent eux-mêmes, ce nombre ne varie pas et ne peut changer ; il est resté éternellement le même depuis leur arrivée dans les montagnes. La statistique le démontre, en effet, pour le dernier demi-siècle. Les Anglais expliquent par la polyandrie cette constance dans le chiffre des naissances et des morts qui enferme les Toddes dans ce nombre séculaire de sept cents hommes : Les Toddes n'ont qu'une femme pour tous les frères d'une même famille, que ceux-ci soient même douze.

La notable minorité des enfants de sexe féminin dans les naissances annuelles était tout d'abord attribué au meurtre des nouveaux-nés assez répandu dans l'Inde. Mais ce fait ne fut jamais démontré. Malgré toutes les mesures prises et un espionnage inlassable, malgré toutes les récompenses promises pour toute dénonciation par les Anglais qui brûlaient, on ne sait pourquoi, du désir de saisir les Toddes en flagrant délit de crime - il a été impossible de constater le moindre cas d'assassinat d'enfant. Les Toddes n'ont qu'un sourire de mépris pour tous ces soupçons.

- Pourquoi tuer ces petites mères ? disent-ils. Si nous n'avions pas besoin d'elles, elles n'existeraient pas. Nous savons le nombre d'hommes,  le nombre de mères qu'il nous faut nous n'en aurons pas plus... (5)

Les buffles sacrés reviennent également, et curieusement, dans cette conception :

- Nos buffles, déclarent-ils souvent, ont fixé une fois pour toujours notre nombre ; celui des mères dépend aussi d'eux. (6)

Au pays des montagnes bleues a été publié il y a près de cent ans. Depuis, la civilisation a fait son oeuvre ; les Toddes, les Baddagues et les Kouroumbes ont perdu certaines de leurs particularités, et les témoignages consignés dans l'ouvrage de Blavatsky sont aujourd'hui indissociables de l'étude de ces peuples.

Ainsi, on ne saurait mettre en doute l'importance et la nécessité des livres et du support écrit, sans lesquels bon nombre de savoirs seraient irrémédiablement perdus.

(1) L'archine = 0 m 712 (note de Blavatsky).

(2) Au pays des montagnes bleues, Les Éditions du Monde Moderne, 1926, p. 158-159. 

(3) Op. cit., p. 173. 

(4) Op. cit., p. 164.

(5) Op. cit., p. 160-161. 

(6) Op. cit., p. 162.

vendredi 4 septembre 2020

Max Jacob, précurseur du surréalisme, et Poussin

Passé, présent et avenir... J'ai évoqué Poussin hier, je l'évoque aujourd'hui, je l'évoquerai demain...

Max Jacob, né quelque part le 12 juillet 1876, mort quelque part le 5 mars 1944... Précurseur du surréalisme, sans toutefois rejoindre le mouvement.

Adepte du vers libre, on trouve dans ses Derniers poèmes en vers et en prose publiés chez Gallimard en 1945 de pures pépites littéraires, tel ce petit texte page 108 de l'ouvrage, Métempsychose et souvenirs.

Depuis tant de siècles, moi qui vis plus souvent dans mes âmes passées...

Il est vrai qu'on ne devrait montrer aucun sentiment en présence du roi Louis. L'allée d'arbres dignes du Poussin à Saint-Cloud peut-être ou ailleurs... Je revois les deux visages ennemis quand il m'arriva de casser une de ces porcelaines que l'on déposait entre les arbres du Poussin sur les talus de sa promenade parce qu'il les aimait. Il m'était interdit même d'avouer ma faute ou d'exprimer mon regret. Telle était la grandeur du roi que ce furent mes deux ennemis qui furent en disgrâce et non moi. On parle aujourd'hui de l'injustice des despotes et on ignore le secret de leurs affaires. Depuis tant de siècles moi qui vis plus souvent dans mes âmes passées, je me souviens mieux des figures de mes deux ennemis dans les arbres du Poussin que de celle du roi juste.

 

Max Jacob est né à Quimper, quelque part dans le temps, mort au camp de Drancy, quelque part dans les ans...

Et ament meminisse periti...

jeudi 21 mai 2020

Alphée Dubois et "Les Bergers d'Arcadie"

Alphée Dubois (1831-1905) est un graveur et médailleur, également connu des philatélistes pour avoir dessiné des timbres-poste pour les colonies françaises.

Parmi ses créations, une médaille en particulier attire l'attention par le sujet abordé et différents éléments entourant et renforçant sa symbolique. Particulière à plus d'un titre, puisque premièrement elle représente avec une force de détails incroyable une oeuvre très connue du peintre Nicolas Poussin, à savoir Les Bergers d'Arcadie dont le tableau original est exposé au Louvre à Paris. Selon la notice du Musée d'Orsay qui en possède un exemplaire, cette médaille uniface (1) aurait été gravée en 1872. Son diamètre donné est de 6 cm tandis que celle faisant partie de nos collections est de 7 cm. La tranche porte un poinçon (corne d'abondance selon le Musée d'Orsay, difficilement identifiable sur notre exemplaire) et la mention "Bronze" que l'on retrouve aussi sur la nôtre. La gravure y est si finement réalisée que l'on peut même lire la fameuse sentence Et in Arcadia ego derrière le bras du berger accroupi.

La médaille de nos collections. 1872 ?

Détail

 Détail

 
Seconde particularité, une autre devise latine que l'on ne retrouve associée aux Bergers d'Arcadie qu'ici est inscrite en toutes lettres au bas de la médaille : Et ament meminisse periti. Tel le Et in Arcadia ego, cette phrase s'applique parfaitement à la mort, mais elle porte également en elle sa part de mystère : "Que ceux qui savent se souviennent". 

Avant d'aborder la dernière particularité liée à cette oeuvre, apprenons-en plus sur ce bel objet à travers d'autres exemplaires retrouvés :

- Le 8 décembre 2014, la maison de vente aux enchères Collin du Bocage proposait un exemplaire de cette médaille à la vente. Décrite également en bronze et avec une corne d'abondance en poinçon, d'un diamètre de 70,5 mm (donc proche de la nôtre), elle pesait 166,8 g. (la nôtre pesant 144,2 g.). La maison Collin du Bocage précise que cette médaille a été frappée pour le prix de peinture du Salon des Artistes, ce qui est en effet tout à fait probable.

- Par ailleurs, nos collections personnelles abritent un autre exemplaire de l'oeuvre. Il s'agit vraisemblablement d'un retirage plus récent, et surtout plus petit puisque son diamètre est de 5 cm. Réalisé par la Monnaie de Paris, il est en bronze argenté, avec là encore la mention "Bronze" sur la tranche et un poinçon non identifiable pour le moment. Contactés, les services de la Monnaie de Paris n'ont malheureusement pas pu nous renseigner sur une datation quant à ce tirage..

Tirage ultérieur frappé par la Monnaie de Paris. Datation inconnue

 Détail de l'exemplaire de la Monnaie de Paris

Venons-en à la dernière particularité, car elle n'est pas des moindres : Alphée Dubois attachait tant d'importance à cette oeuvre qu'il l'a faite réaliser en grand format afin d'orner son tombeau. Là aussi, la devise Et ament meminisse periti accompagne Les Bergers d'Arcadie. 

 Poinçon et mention "Bronze" sur la médaille principale

Poinçon et mention "Bronze" sur l'exemplaire de la Monnaie de Paris

Cette médaille, déclinée sous différentes formes et formats, marque le couronnement artistique de toute l'oeuvre d'Alphée Dubois de par son importance et son omniprésence au fil du temps. Parfaite réalisation, l'oeuvre renferme en elle un profond mystère que seule la pensée de l'artiste serait sans doute à même d'éclairer. À moins que, peut-être, héritiers du courant de pensée arcadien né au tout début du XVIe siècle, certains savent et se souviennent...

(1) Toutefois la notice du Musée d'Orsay indique que le nombre 54 est répété cinq fois, à l'envers, au revers de la médaille. Le recto n'est donc pas vierge en ce qui concerne leur exemplaire, contrairement aux deux médailles analogues de nos collections. 

 Les deux médailles de nos collections côte à côte






dimanche 3 mai 2020

Derrière la vitre

En 2007, je lançais mon premier blog. Portant d'abord le nom de Lambeaux d'une civilisation décadente, il fut renommé par la suite Nécropolis - Lambeaux d'humanité. À l'image de ces mots, le thème en était très noir et l'écrit sombrait invariablement dans un pessimisme profond. Seuls survivants de ce temps, quelques textes et la photo mise en scène ci-dessous (véritable image du blog de l'époque).




Parmi les écrits de Nécropolis, Derrière la vitre est un texte des plus défaitistes quant à notre avenir face à ce que l'on appelait il n'y a même pas vingt ans les "nouvelles technologies", et qui font aujourd'hui partie de notre quotidien comme si elles avaient toujours été présentes aux côtés de l'homme, depuis les temps les plus reculés... Mais au final, n'y aurait-il pas un fond de vérité dans cette dernière pensée ? Tout ce que l'humanité vit aujourd'hui de "progrès" - et tout ce qu'elle vivra par la suite -, n'était-il pas déjà présent en germes chez l'homme de Cro Magnon ? Dans cette étincelle d'intelligence jaillissant de la frappe de deux silex ?... Voyage dans la démence profonde du monde virtuel : Derrière la vitre...

Y a-t-il quelqu’un derrière la vitre ? Quelqu’un pour répondre à nos attentes, à nos espoirs, à nos cris, quelqu’un, quelqu’un doté d’une intelligence, un être vivant, un humain, un semblable, semblable autre que machines, semblable à ce que je suis : doté d'une peau, d'un corps, de viscères, d'un cerveau ? Une autre intelligence que moi, mais semblable à moi, là, juste derrière la vitre, juste derrière la vitre? Y a-t-il quelqu’un ?

Depuis combien d’années déjà nous enfermons-nous face à cette paroi de verre ?  La toile fait tant partie de notre quotidien maintenant, qu’elle semble avoir toujours été là. Pourtant, elle a pénétré nos foyers voici seulement un peu plus de dix ans. Ce n’est pas vieux mais qui, après y avoir goûté, pourrait depuis lors s’en séparer ?

La toile tisse ses liens et le lien à l’humain s’en trouve renforcé ; en premier lieu additif de notre quotidien, elle est ensuite devenu omniprésente et addictive. Une nouvelle dépendance où l’on peut vaquer, déposer et ranger de vains objets, par vingtaines entassés dans des couloirs de circuits imprimés, et que l’on peut copier et recopier, couper, transposer et cloner indéfiniment et jusqu’à l’infini. Tout s’en trouve alors tellement plein, qu’il ne reste même pas place pour cette simple réflexion : « A quoi cela sert-il ? ».

Depuis tant d’années déjà, assis plusieurs heures face à ce carré de verre, chaque jour face à cette fenêtre sur le monde. MAIS QUEL MONDE ? Peut-on être sûr de la réalité de ce que l’on voit par la fenêtre ? Derrière la vitre, qu’y a-t-il vraiment ?

L’ordinateur, d’abord outil de travail, permettant de rédiger des textes, des discours, de faire de la comptabilité, de travailler des plans, des architectures, a glissé lentement au fil des années vers une autre fonction, et est devenu moyen de communication. Communication avec qui, avec quoi ? Avec le monde entier, avec les gens, les autres gens, le peuple, LES peuples, les élites aussi ? Communication avec qui ? Avec des inconnus, dont on ne sera jamais sûr de ce qu’ils sont vraiment, sûr ni de leur profession, ni même de leur sexe, encore moins de leurs mœurs ? Et pendant ce temps, on ne rencontrera jamais celui ou celle que l’on pourrait réellement connaître, celui ou celle que l’on côtoie physiquement et qui dort là, derrière ce mur de pierres, dans l’appartement d’à côté. Non, chacun dans son cube, face à une vitre où défile un paysage fait de fichiers, de dossiers, d’images, de sons, presque l’on s’y croirait, vivant, réel, en chair et en os, au milieu de tous ces fichiers empilés, presque on pourrait les toucher, les palper, les ouvrir comme de bons vieux livres faits de papier, presque on sentirait l’odeur de l’encre tant les objets, disposés ça et là, derrière la vitre, semblent être vrais.

Bientôt, des vitres géantes placardées sur des murs entiers deviendront fenêtres sur le monde ! Et un être, un être vivant, un humain sans doute, doté d’intelligence si tant peu qu’il lui en reste, assis tout au bout de la pièce, cloisonné dans un cube immense, fixant continuellement le mur d’images, tapotant toujours sur un clavier, des heures et des heures obsédé par ce travail futile et journalier. Cet homme-là ne connaîtra plus le monde, QUE par cette fenêtre ! Assis toujours dans un cube sans portes ni fenêtres, enfin… une seule fenêtre, cette vitre géante placardée sur le mur ! De temps à autre, un instant de folie, l’homme se lève, se jette sur la vitre, la palpe des mains tout du long… Il veut voir le monde, il veut voir si cela existe, il frappe sur la vitre, il frappe violemment, il veut aller derrière, « pour de vrai », il veut glisser sur les formes, caresser le corps de cette femme, s’enivrer de sa douceur, sentir sous ses pas le sol rugueux, la roche rêche, respirer l’air du dehors et marcher dans le sol neigeux, fouler des pieds cette montagne. Mais… Tout autour de lui, un cube d’ébène et pour toute lumière un carré d’ivoire… Pour seul accès au monde, une vitre froide plaquée dans un cube froid, une vitre pour voir le monde non comme il est, mais comme on le désire, comme on le fantasme, une vitre toute lisse sans rugosité ni douceur, une vitre forte en absence de sensations. Alors l’homme – s’il peut encore prendre cette dénomination tant il se trouve réifié par l’instrument qui le possède -, alors l’homme se retourne, baisse la tête, retourne à l’autre bout du cube, se rassoit, puis reprend son tapotement incessant sur le clavier.

Y a-t-il quelqu’un derrière la vitre ? Il me semble apercevoir le monde, voir des formes… Je crois avoir parlé, une ou deux fois, peut-être trois ou bien plus, à des êtres soi-disant incarnés. Ces êtres semblaient avoir une existence, une vie qui leur était propre, une intelligence aussi. Et si finalement, il n’y avait personne d’autre que soi-même derrière la vitre ? Si, en définitive, la vitre n’était pas une vitre mais un miroir renvoyant éternellement à soi-même ? Alors, l’humanité ne serait faite que d’un seul homme : MOI !?

Tony BONTEMPI - 2007 - Tous droits réservés

mardi 28 avril 2020

Du bon ou du mauvais état des livres à travers le temps

Comme pour le reste, l'état d'un livre est bien souvent - et malheureusement - proportionnel à son âge. Beaucoup, mal entretenus, finiront en morceaux, éparpillés au vent dans un automne littéraire ou plus simplement jetés dans un container. D'autres, entre les mains du parfait bibliophile, survivront à travers les siècles et garderont une jeunesse presque éternelle, tant les bons soins de leurs propriétaires successifs les auront épargnés et surtout préservés.

L'état de dégradation quasiment inévitable en l'absence d'attention peut être qualifié d'entropique par référence à l'entropie, deuxième principe de la thermodynamique en sciences physiques, prédisant invariablement le cheminement d'un état ordonné vers un état désordonné. Le bibliophile quant à lui, par les soins apportés, réalisera une contre-entropie s'opposant à l'entropie naturelle qui aurait mené inévitablement et tôt ou tard le livre vers sa disparition.



J'ai sous les yeux au moment où j'écris ces lignes, le volume XXV de la Revue des Deux Mondes (1). Il n'est pas si vieux au regard de l'invention de l'imprimerie, 1878 est encore jeune pour un livre, mais il a déjà subi les affres du temps et l'entropie ne l'aura pas épargné. Les plats sont usés, la reliure demi-cuir également, les chasses encore plus et alors ne parlons pas des coins !!!... un mors est clairement coupé sur plusieurs centimètres. En l'ouvrant, trois feuillets en sont détachés, dont la page de titre, ces feuillets sont annotés et plusieurs pages sont manquantes car arrachées, l'ouvrage ne commençant qu'à la page 9. C'est déjà beaucoup pour un seul livre, toutefois il faut avouer que malgré ces éléments de dégradation nettement visibles, l'ensemble est encore relativement bien relié, les cahiers ne sont pas débrochés même si quelques pages éparses auraient tendance à se détacher, et dans les faits il n'est pas en si mauvais état que cela... J'ai déjà vu bien pire !!!



Cet exemplaire a appartenu à la Société Littéraire et Artistique de Béziers comme en témoigne un tampon en page de titre, ce qui d'ailleurs doit faire partie des raisons de l'usure de ce volume, l'ouvrage ayant été manipulé par de multiples individus. Petite curiosité, un message imprimé a été collé sur le premier contreplat, sans doute par la Société Littéraire et Artistique de Béziers elle-même :

Recommandé au lecteur,

On lit toujours avec peu de plaisir un volume sali, décousu, à feuillets froissés ou déchirés. Mais comme les livres dont on a soin demeurent après de nombreuses lectures, entiers, nets et comme neufs, il dépend des lecteurs de les maintenir en bon état de conservation. Les précautions suivantes leur sont à cet effet recommandées :

Tenir les livres, lorsqu'on les lira, revêtus d'une couverture en papier, par exemple d'un morceau de journal.
À défaut de table, tenir le livre ouvert dans la main, en évitant de laisser traîner sur les pages un doigt qui ne manquerait pas d'y marquer sa trace, en évitant aussi de le replier sur lui-même, les plats renversés l'un sur l'autre, ce qui le briserait ou ferait sortir les feuillets.
Ne point marquer d'un pli ou comme on dit d'une corne la page à laquelle on s'arrête : une marque est inutile au lecteur attentif. Celui qui croira devoir en faire usage placera dans le volume une petite bande de carte ou de papier que l'on pourra au besoin demander au bibliothécaire. 
Ne jamais tourner les feuillets en les froissant avec un doigt mouillé. Prendre garde qu'il ne soit fait ni écritures ni taches, soit sur la couverture, soit à l'intérieur du livre.
Renfermer le volume dans un meuble après chaque lecture.

Ces soins sont prescrits dans l'intérêt de la bibliothèque et de tous les lecteurs. On ne doute pas que chacun d'eux n'ait à coeur de les observer. 



Vu l'état actuel du livre, cette confiance aveugle dans le lecteur aura été trahie ! Quel dommage !! Mais ces recommandations faites il y a plus de 140 ans étant toujours et complètement d'actualité aujourd'hui, prenez en bonne note, lecteurs !... ainsi vos livres demeureront pour très longtemps dans un bel état de conservation, voire même à l'état neuf si vous y faites attention jusqu'à l'excès (ce qui n'est jamais trop pour un livre !). 

(1) À noter dans ce volume, une étude très intéressante de L. Louis-Lande intitulée Les cagots et leurs congénères. Les cagots étaient, je le rappelle, une classe de la population que l'on accusait de tous les maux. Ils ont ainsi été relégués à l'écart durant des siècles, ne s'asseyant pas aux mêmes bancs que le reste de la population dans l'église - et n'y entrant pas par la même porte -, vivant dans des lieux leur étant exclusivement réservés avec interdiction de se mêler aux autres, n'étant autorisés à pratiquer que des métiers précis, etc. À tel point que parfois, dans certaines villes ou villages, les baptêmes des nouveaux-nés chez les cagots étaient inscrits à la fin du registre et à l'envers, pour ne pas les mêler au registre des baptêmes du reste de la population.